octobre 01, 2024

Megalopolis est-il camp ?


  Megalopolis de Francis Ford Coppola (2024).

  "O tempora, o mores".

A film mégalo, critique mégalo.

C'est quoi Megalopolis? Un péplum rétro-futuriste qui assimile, via l'image du déclin et de la chute, l'Amérique d'aujourd'hui à la Rome antique (qui n'était pas des plus romantique), image symbolisée par New York, rebaptisée pour l'occasion "New Rome", la ville nous rappelant aussi la Gotham City de Batman — ce qui n'a rien d'étonnant, Gotham étant le surnom de New York. A ce titre, il est tout aussi logique de voir le héros du film (Adam Driver, alias Cesar Catilina) demeurer dans l'attique du Chrysler Building, lieu mythique des super-héros (l'Empire State étant déjà occupé par King Kong). On pense ainsi au Surfeur d'argent (de la série des Quatre Fantastiques) survolant sur sa planche "supraluminique" le Chrysler Building, alors que Driver, au tout début du film (le pré-générique, esthétiquement ce que le film a de plus beau avec la DS noire de Coppola dans laquelle se déplace le héros), nous fait, lui, la démonstration de son super-pouvoir, celui qu'il a d'arrêter le temps ("Time, stop!"). On ajoutera, pour l'anecdote, que c'est Laurence Fishburne — acteur coppolien s'il en est — le commentateur du film (en même temps que le "driver" de Driver) est que c'était lui (il n'y a pas de hasard) la voix du Surfeur d'argent dans le film de Tim Story. Pour finir avec les super-héros, car ce n'est pas le sujet du film, juste une manière d'entrée dans un univers de fiction gouverné par le seul imaginaire, en l'occurrence celui de Francis Ford Coppola, fort des quarante ans de "gestation" qu'aura pris le projet... oui, eh bien, pour finir avec ce côté Marvel ou DC du film, on précisera que le super-pouvoir en question est lié à la découverte par le héros du Mégalon, un matériau de construction aux propriétés multiples autant que magiques (hypermalléable, il assure tous types de connexion, au grand dam de Dustin Hoffman, le "fixer" du film, qui ne jure que par le béton et l'acier, en plus de rendre "transparent", ce qui est un écho aux Gens de la pluie, un des premiers films, et des plus beaux, de Coppola). 

Parce qu'il est temps de le dire, Adam Driver tient ici le rôle d'un architecte de génie (donc torturé), idéaliste et visionnaire, qui rêve de la cité idéale, ce qui renvoie bien sûr à Gary Cooper dans le Rebelle (The Fountainhead) de King Vidor, d'après Ayn Rand, la papesse de l'objectivisme, proche en cela de la pensée libertarienne (1), sans en être le décalque non plus. Si Megalopolis évoque le Rebelle, c'est aussi parce qu'on y retrouve, à travers le personnage de Catilina, tout un esprit, on pourrait dire "rando-vidorien" (l'idée de conscience, de courage — la moxie — et du destin...), ainsi que des similitudes avec l'histoire que raconte le film de Vidor, concernant notamment les rapports entre Catilina, Cicero, le maire corrompu de New Rome qui est son ennemi intime (il rêve, lui, d'une ville-casino), et Julia, la fille du maire, amoureuse de Catilina, trio comparable (mais en plus superficiel) à celui que forment dans le Rebelle, Roark (Cooper), Wynand le patron de presse qui lui est hostile et son épouse Dominique (Patricia Neal) qui aime Roark... Reste que ce qui fait le plus "lien" (sans Mégalon) entre les deux films, c'est bien sûr le thème de l'architecture, soit la forme même de Megalopolis (j'y reviendrai, car c'est ce qu'il y a de plus déconcertant/sidérant dans le film), là où le parallèle entre la chute de l'empire américain (pour paraphraser Denys Arcand), et la chute de l'empire romain (pour paraphraser Anthony Mann), tient lieu de "discours", avec ce que cela implique chez Coppola d'édifiant, voire de pontifiant, rendant certains passages pour le moins pesants — en même temps, c'est ça un pensum, au sens premier du mot: le poids de laine que l'esclave devait filer chaque jour... étant entendu que la laine ici aurait à voir avec "l'étoffe dont sont faits les rêves", comme dit Prospero dans La Tempête de Shakespeare, et que reprend à son compte Cesar Catilina... Shakespeare qui d'une certaine façon encadre le film, Catilina ouvrant sa première intervention publique (la séquence sur les échafaudages) par l'incontournable "To be or not to be..." d'Hamlet, la suite du film, pour ce qui est des citations littéraires, allant d'Emerson ("L'humanité finira par mourir de sa propre civilisation", mais j'ai un doute sur l'auteur ou sur l'exactitude de la phrase) à Pétrarque ("L'amour est la grâce suprême de l'humanité" que je cite parce que c'est la seule de Pétrarque que je connaisse, mais rien ne dit qu'elle soit dans le film), en passant par Marc Aurèle ("Notre vie est ce qu'en font nos pensées", celle-là c'est sûr). Etant étendu, encore, qu'à ce niveau (celui du discours), le plus roboratif dans Megalopolis (donc le moins rébarbatif) est quand même ce qui touche directement à la correspondance Rome antique-Nouvelle Rome, non pas pour ce qu'elle a d'originale (Fellini en 1969 comparait déjà dans son Satyricon, qu'il considérait comme une "œuvre de science-fiction", le monde actuel à la Rome de Pétrone) (2), ni pour ce qu'il en est des fameuses Catilinaires dont Coppola se sert lorsque Cicero adresse son harangue à Catilina ("Jusqu'à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina?...), accusé comme son homologue romain de meurtre et de relation sexuelle avec une vestale (censément vierge), mais par ce qu'elle produit (par instants) de réjouissant (dans un ensemble passablement lugubre) via les personnages secondaires qu'interprètent Shia LaBeouf (alias Clodio Pulcher) et Aubrey Plaza (alias Wow Platinum), voire les (trop) rares scènes vraiment loufoques que s'autorise le film (Schwartzman jouant soudainement de la batterie — le plan dure trois secondes —, les apparitions de Kathryn Hunter, la vieille cracmol de Harry Potter, et bien sûr Jon Voight, l'oncle Crassus qu'on a dépossédé de sa banque et qui pour se venger, déguisé en Robin des Bois (c'est au moment des Saturnales), plante ses flèches dans le cul de LaBeouf, après avoir transpercé le cœur de la cupide Wow (Megalopolis, le test de Bechdel, il passe pas... lol).

Bon. Revenons à l'esthétique, la forme donc, qui, plus encore que l'aspect fumeux de son propos, est probablement ce que le film de Coppola offre de plus... hallucinant, disent les zélateurs, consternant, répondent les contempteurs... les deux mon capitaine, nous diront les autres. Ou alors, ni l'un ni l'autre... au sens où, sur ce plan, Megalopolis n'a rien de révolutionnaire, de la même façon qu'il ne relève pas du "jamais vu" comme l'affirment certains (à la mémoire peut-être défaillante, oui mais c'était à Cannes), parce que le Coppola s'inscrit, outre les autres films "mégalo" de l'auteur, dans une lignée de films justement déjà vus, à la structure sensiblement proche, je pense par exemple à Southland Tales de Richard Kelly et Cloud Atlas des Wachowski (et de Tyler), deux films qu'on avait d'ailleurs qualifiés à leur sortie de véritables "ofni" (objets filmiques non identifiés, bref du "jamais vu"), ceux-ci n'étant finalement pas si exceptionnels dans la production cinématographique (surtout si on remonte jusqu'à Gance). On y éprouve ce mélange d'ahurissement et d'interrogation qui fait qu'on passe une bonne partie du film à se demander ce que tout cela veut dire, à cette différence que dans le Coppola la puissance fictionnelle y est quand même très faible (comparée aux deux autres), ce qui rapproche le film du cinéma de Carax (en mieux toutefois, par rapport à Annette, gâché par son dualisme mortifère), pour ce qui est d'une certaine imagerie, très "années 80", renvoyant Megalopolis à toute une période de l'œuvre coppolienne, celle "post-apocalyptique" qui a vu le cinéaste se lancer dans d'incroyables défis (techniques), comme autant d'expérimentations, ainsi dans One from the Heart le recours au "tout-studio" et à ses décors grandeur nature, avec le risque que cela entraîne, celui de céder à la boursouflure, sinon l'esbroufe, mais que le génie visuel de l'artiste permettait de transcender (au contraire de ce qui se faisait en France au même moment avec Beineix et consorts)... Une époque qui est celle du projet "Megalopolis" et dont la concrétisation quarante ans plus tard a gardé les traces, de sorte que si Megalopolis émeut c'est en premier lieu par cet aspect. L'obstination de Coppola, non pas comme son héros (traité dans le film de "pervers obsessionnel compulsif") à vouloir révolutionner son art, mais simplement retrouver cette folie créatrice des années 80, qui le ruina (une fois de plus) mais lui permit aussi de concrétiser avec Tucker le plus beau de ses rêves (Tucker est probablement le film où l'habituel kitsch de Coppola se trouve le mieux intégré au projet formel), via le personnage dont on peut dire que le cinéaste n'avait jamais été aussi proche (et ne le sera plus jamais par la suite, avec aucun autre de ses personnages), faisant de Coppola le Tucker, ni plus ni moins, du cinéma.

Megalopolis est-il camp?

La structure! La structure! J'y arrive. Et pour cela, repassons par le kitsch. Et d'abord le baroque. Megalopolis relève-t-il du baroque? Oui, si l'on considère comme baroque tout film qui fait preuve d'un imaginaire florissant et/ou d'une certaine virtuosité stylistique, mais pas suffisamment, il me semble, si les formes relèvent, à l'image du Coppola, moins de la dépense que de l'accumulation, moins de la prolifération à l'infini (le fameux "pli" deleuzien, même si le mot "péplum" vient du drapé de la toge romaine) que de la sédimentation, moins de la métamorphose que de la cristallisation. Et que, pour parler de baroque, il faudrait que toutes ces figures antinomiques se combinent avec suffisamment de force pour que ce qui les oppose se trouve surmonté. Dans Megalopolis, ça accumule, ça sédimente, ça cristallise... mais ça ne va pas au-delà, la démesure n'est pas la transcendance. Alors que dans le Rebelle, oui, ça "baroquise" à mort (3). Cela dit, il se passe des choses dans le film de Coppola qui ne se limite pas aux oppositions faciles. C'est déjà le choix de l'architecture et de ce que cet art a de spécifique, en interagissant avec son milieu, mais surtout dans son rapport au temps, qui n'en fait pas qu'un art de l'espace. Si créer est déjà une façon d'arrêter le temps (comme le fait le héros grâce au Mégalon), l'architecture aurait, par elle-même, la faculté de le moduler (c'est dit dans le film, en d'autres termes), et c'est cette "modulation" que Coppola vise à traduire (conjointement à la musique du film signée Osvaldo Golijov) à travers toutes ces figures de style, parfaitement grossières, qu'il conjugue ad libitum (diront les "pour"), ad nauseam (diront les "contre"), peu importe, l'essentiel est que ce soit du latin. Sachant que la modulation, c'est ce qui définit le passage d'un niveau à un autre, comme dans le rêve finalement (du préconscient à l'inconscient et vice versa, encore du latin), qui fait de l'architecture (et de son prolongement, le cinéma) l'art structurellement le plus proche du rêve. D'où cette non-hiérarchisation des images dans le film, sur le plan esthétique, entre le franchement hideux (le show caritatif qui voit la chanteuse Grace VanderWaal en vestale, accompagnée de son ukulélé, descendre des cintres sur un croissant de lune, là on est dans le pur chromo, le mauvais goût assumé de la séquence n'étant pas sans rappeler David Lynch, le Lynch de Wild at Heart) et le super mastoc (les statues en mouvement, représentant l'une la Loi l'autre la Justice, qui s'effondrent et agonisent au sol — parce que "les statues meurent aussi"?), deux formes de kitsch, qui déplacent la sempiternelle question du bon et du mauvais goût sur un autre terrain, autrement plus fertile (même si c'est laid le plus souvent, mais on s'en fout) entre bon kitsch: les "moving statues" donc, le logement de Driver dans la flèche (en acier inoxydable!) du Chrysler Building (4), son œil blessé, réparé par le Mégalon, les vues finales de Megalopolis, entre Metropolis de Fritz Lang et la Vie future (Things to Come) de William Cameron Menzies... et mauvais kitsch: en fait toute la partie "spectacle" du film et last but not least, le dernier plan monstrueux avec le bébé...

Est-ce à dire que c'est parce qu'il y a suffisamment de "bon kitsch" dans Megalopolis que le film s'en trouve sauvé? Je rappellerai que si le film n'est pas la croûte que beaucoup dénoncent, c'est en premier lieu parce que ladite "croûte", présente à certains endroits (le mauvais kitsch), et dont on pourrait également qualifier l'opposition sans beaucoup de nuance entre Cicero et Catilina ou l'amour à la fin très gnangnan entre Catilina et Julia, est en partie réduite, à défaut d'être éliminée, par l'apport (volontairement grotesque, sans quoi le film serait d'un ennui mortel) que représentent, dans le premier cas, le personnage de Clodio (inspiré du vrai Clodius romain, un populiste opposé à Cicéron, qui s'était réellement déguisé en femme pour approcher l'épouse de Jules César) (5), et dans le second, le personnage négatif de Wow Platinum (fictif, lui, c'est le nom d'une poudre à embosser, autant dire qu'il fait "ressortir" le personnage), qui s'oppose à l'idéal amoureux (et franchement tartignole) auquel renvoie la première épouse (défunte) de Catilina et que prolongera la deuxième dans son rôle de maman. Clodio et Tatie Wow, non seulement permettent de dialectiser les rapports (entre idéalisme et cynisme, jeunesse et maturité), mais surtout offrent une image finalement plus conforme à ce que déploie le film. Qui ne se limite pas à celle d'un temps littéralement suspendu, tels les deux amants sur leur poutrelle, au-dessus du vide (l'image est celle du bon kitsch), mais d'un temps plus malléable, comme le Mégalon, plus plastique dirons-nous... (si on arrête le temps, c'est aussi pour pouvoir le relancer d'un claquement de doigts). Pourquoi cette image colle-t-elle avec l'esthétique vulgaire de Megalopolis? Difficile à dire. La réponse pourrait être dans la notion de camp. L'idéal du camp, qui n'est pas dans la beauté mais dans la stylisation, tel qu'on le trouve par exemple dans "les lampes aux abat-jour en mousseline", ainsi que l'écrivait Susan Sontag. Le camp qui dès lors serait plus que du "bon kitsch", parce que plus naturellement présent dans ce qui nous entoure. Et que "voir le côté camp dans les êtres et les choses, c'est se les représenter jouer un rôle", soit "l'image de la vie comme représentation théâtrale". Le camp qui célèbre le style équivoque (le personnage de Clodio est résolument camp, de même que l'exubérance de sa tante: "wow"!), faisant fi des jugements esthétiques (entre le bon et le mauvais, on l'a dit), parce que le camp représenterait une troisième forme de sensibilité créatrice, après celle de la grande culture, qui "se fonde solidement sur la morale", et celle de l'excès, qui anime souvent l'avant-garde et "tire avantage d'une perpétuelle tension entre l'esthétique et la morale". Alors que le camp (qui ne cherche pas l'harmonie, insistant au contraire sur l'impossibilité de s'en tenir à la notion ancienne de perfection) est "une expérience du monde vu sous l'angle (exclusif) de l'esthétique, exprimant ainsi "une victoire de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique (même si le pathos et un certain sentiment de cruauté y sont fréquemment retrouvés); qu'il est (le camp) le "dandysme du temps moderne", qui se moque du sérieux et prend la frivolité au sérieux, surtout qui goûte aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse, appréciant la vulgarité car pour lui finalement "le bon goût excède les limites du bon goût" ou pour le dire autrement "il existe un bon goût du choix des objets de mauvais goût" (toutes les citations sont de Sontag).

Mais encore. Parce que si le camp aime certains objets vieillots (vintage), "ce n'est pas simplement par goût de l'ancien, mais parce que le vieillissement procure le détachement nécessaire" qui permet à ces objets de prendre du relief, de même que "le temps libère l'œuvre d'art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité camp", ce qui fait qu'il "rétrécit le domaine de la banalité" ("ce qui fut banal peut, avec l'aide du temps, devenir fantastique"). Toujours Sontag. Ce rôle du temps dans la sensibilité camp — pensons à Youth Without Youth avec ses roses — ne serait-il pas ce qui "marque" le plus (au sens d'une empreinte) Megalopolis, avec ses roses également (sans oublier la lumière mordorée du film), et lui confère toute sa "grandeur" (la mégalo est là)?... malgré tout, ajouterons-nous. Il se pourrait que tout ceci témoigne chez Coppola d'une sorte de "retour du refoulé", remonté qu'il serait, à la surface et s'y étalant complaisamment (no limit), ou encore qu'il y aurait là la manifestation (postmoderne) du processus de création (le couple créer-détruire), révélant ce que Ehrenzweig, dans son essai sur la psychologie de l'imagination artistique, appelait "l'ordre caché de l'art" (6). Peut-être. Mais en dernier ressort, si le film finit par toucher, c'est bien, en ce qui me concerne, par son côté camp et, soyons précis, le camp dans son rapport au temps. Que c'est justement parce qu'il a été conçu il y a quarante ans et n'a été réalisé qu'aujourd'hui (on pense à l'Angélica d'Oliveira), sans les transformations importantes qu'imposait "logiquement" un tel décalage, donnant au film le style camp d'un objet vintage, que Megalopolis emporte le morceau.

(1) l'homme en tant qu'être héroïque avec comme objectif moral son propre bonheur, ce que Rand, émigrée russe allergique au communisme, appelle "l'égoïsme rationnel", lequel à l'en croire n'était compatible, socialement parlant, qu'avec le "laissez-faire capitaliste".

(2) "Il y a des analogies déconcertantes entre la société romaine avant l'arrivée définitive du christianisme, cynique, impassible, corrompue et effrénée, et la société d'aujourd'hui, dont les traits ressortent de façon moins nette parce que plus problématique, plus confuse... Si l'œuvre de Pétrone est la description réaliste, sanguinaire, savoureuse des coutumes, des caractères et des milieux d'alors, le film que nous voulons librement en tirer pourrait être une fresque dans le genre fantastique, une satire allégorique puissante et synthétique de notre monde actuel." (Federico Fellini, 1968)

(3) Si l'on suit Luc Moullet qui, dans son livre sur le Rebelle (éd. Yellow Now, 2009), décrit le film de King Vidor comme "un film malin, savant, glacé, hyperpro, mais aussi un film abrupt, brutal, cinglant, condensé, convulsif, déchiqueté, déjanté, délirant, discrépant, érotique, étourdissant, fascinant, frénétique, grossier, haché, hystérique, mal poli, romantique, surréel, torride, trépidant (c'est classé par ordre alphabétique). Un objet barbare, un météorite. (...) l'une des plus sublimes créations du génie humain." Ce que sera peut-être la cité utopique de Cesar Catilina — une fois construite, après que le satellite soviétique, dont la présence dans le scénario semble relever du résidu, est tombé sur New Rome — mais que le film de Coppola, lui, n'est pas, même si certains qualificatifs choisis par Moullet s'appliquent parfaitement au film et que, dans le cas du Rebelle, le critique exagère, comme à son habitude.

(4) L'insistance sur les fenêtres triangulaires qui composent la flèche du Chrysler Building, de même que ce plan où l'on voit Adam Driver devant sa table à dessin, avec équerre et compas, ou encore cet autre plan où il porte un gros maillet lumineux, sans parler de l'importance de l'œil dans le film, symbole de la connaissance, confèrent à Megalopolis une dimension maçonnique. Il ne peut s'agir de coïncidences. Coppola s'en est-il expliqué?

(5) A ce propos, le fait que le personnage incarné par Driver se nomme Cesar Catilina (et pas seulement Catilina) crée une ambiguïté quant à sa caractérisation, expliquant d'ailleurs l'inversion des rôles entre Cicero et Catilina dans la mesure où si le Cicero du film se révèle être le conservateur (bien plus que le grand rhétoricien que l'Histoire a retenu), qui plus est, corrompu jusqu'à la moelle, c'est qu'il a en face de lui autant le César révolutionnaire que le Catilina conjurateur qui veut prendre le pouvoir pour mettre fin à la dette.

(6) "Il faut dissocier un ordre de surface et un ordre caché, ou encore, selon les termes de Jean-François Lyotard qui préface l'édition française, s'avancer "par-delà la représentation". Tout ce qui ne satisfait pas aux principes qui commandent l'ordre de surface (celui de la "bonne forme" ou système préconscient de Freud) est "refoulé" et enregistré en une perception profonde, non articulée: c'est cet ordre caché, où l'on voit à tort un chaos, que l'art tente, dans un double mouvement, de rejoindre, puis d'élaborer et de figurer." (quatrième de couverture du livre d'Anton Ehrenzweig)

juillet 30, 2024

Côté jardin


  The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2023).

  L'art et la manière.

C'est que le cinéaste juge ce qu'il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.
Jacques Rivette

Et d'abord, une question (il y en aura d'autres, celle-ci est purement rhétorique): pourquoi le film de Glazer se présente-t-il comme une adaptation (très libre) du roman de Martin Amis, dont il reprend le titre, alors qu'il s'inspire (très largement) du roman d'Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant, paru en 2020? A la différence, toutefois, que si dans le livre d'Amis, Rudolf Höss, le commandant du camp, et sa femme Hedwig sont renommés Paul et Hannah Doll (et Auschwitz, "Kat Zet"), dans celui de Stoltz, les Höss servent plutôt de "modèles", pour ce qui est notamment de leur jardin, au couple fictif que sont les Nebel ("Brouillard" en allemand), vivant, non pas comme leurs modèles dans une maison attenante au camp, mais à quelques kilomètres de là — où exactement? on ne sait pas, en tout cas qui ne sort pas de la "zone d'intérêt". Dans le camp, Hans Nebel n'est qu'un Untersturmführer chargé de comptabiliser les décès (et de trafiquer les fiches quant aux causes réelles de ces décès), pendant qu'à la maison l'épouse reproduit à l'identique le style de vie — mondaine — de Frau Höss.

Chez Stoltz, il y a la volonté, par cette mise à distance, de maintenir un "espace" entre la réalité que fut Auschwitz et toute fiction qui s'en ferait l'écho. Chez Glazer pas d'écho, c'est le son du camp que recrée le cinéaste, tel qu'on devait l'entendre de ce côté-ci du mur, des bruits sélectionnés, retravaillés pour qu'ils ne prennent pas, par leur tonitruance, un caractère obscène (c'est le même sound designer que pour Under the Skin), sans pour autant perdre de leur réalisme (le vrombissement continu des crématoires, formant comme un tapis sonore que déchirent régulièrement le bruit des trains, l'aboiement des chiens, les cris, les pleurs, les coups de feu...), mais que ne veut pas entendre, comme elle ne veut pas voir, ne veut pas savoir, Hedwig Höss (Sandra Hüller), la "Reine d'Auschwitz", qui vit confortablement avec ses enfants, "à côté" — côté jardin —, indifférente à cette symphonie de l'horreur que son mari, et plus généralement les siens, les nazis, "exécutent" de l'autre côté du mur, côté cour (et dont ils ne parlent pas jamais, même à mots couverts), considérant le cas particulier de Rudolf Höss (interprété par Christian Friedel, vu dans le Ruban blanc d'Haneke et Un héros ordinaire d'Hirschbiegel où il incarnait Elser, l'ouvrier qui avait tenté d'assassiner Hitler!), qui, lui, passe indifféremment d'un côté à l'autre — au début du film, on le voit entrer dans le camp, majestueusement, à cheval, et à la fin de la première partie, en sortir en cachette par un tunnel qui semble relier les deux côtés, en tout cas fait communiquer un bunker du camp à la cave de la villa). Avec cette question, née justement du fait que la maison des Höss est contiguë à la machine de mort: où se situe, dans The Zone of Interest, l'écart indispensable que toute œuvre, surtout de fiction, se doit de respecter par rapport à une réalité (la Shoah) longtemps décrétée comme non représentable, dans la mesure où elle touche à l'horreur absolue, suivant une logique qu'on pourrait qualifier de déductive (ce qui est impossible à imaginer est impossible à exprimer est impossible à représenter). Ecart d'autant plus difficile à apprécier qu'il s'est progressivement réduit avec le temps, et qu'aujourd'hui, sur le plan éthique, il est devenu pour l'artiste autant un devoir, sur lequel il ne saurait transiger, qu'un gage de "bonne conscience", vis-à-vis de ceux qui, sur cette question, restent des plus vigilants. Car c'est une réalité: les temps ont changé et l'interdit lanzmannien, quant à la figuration de la Shoah, s'est quand même resserré, comme tout interdit. Par le fait déjà qu'il existe des images d'Auschwitz (devenu par métonymie symbole de la Shoah), de celles déjà connues, filmées par les Allemands, mais aussi de celles qui ont été exhumées, faisant écho à ce que répondait Godard à Lanzmann (comme quoi s'il existait des images des chambres à gaz il faudrait les montrer), telles les quatre photographies prises clandestinement par un Sonderkommando, ces "images malgré tout" dont parlait Didi-Huberman (et qu'évoquait László Nemes dans son film, le très discutable Fils de Saul, bizarrement défendu, et par Lanzmann, et par Didi-Huberman). Mais encore, parce que cette question de la non-représentation de l'horreur dans les camps (à ne pas confondre avec celle de son esthétisation, telle que l'ont posée Rivette et Daney) s'inscrit dans un débat essentiellement français qui ne peut que perdre de sa pertinence à mesure que sortent, contre Lanzmann pourrait-on dire, des films non français qui représentent la Shoah (pensons à The Grey Zone, ce film très confidentiel de Tim Blake Nelson sur les Sonderkommando, quinze ans avant Nemes et jamais distribué en France), la question se déplaçant de "l'impossible représentation" à la "représentation oui, mais" (dans le film de Nelson, la représentation s'arrêtait aux portes de la chambre à gaz), délaissant la notion de vérité, propre au documentaire (via le recueil face caméra de "vrais" témoignages, exemplairement Shoah — même si l'indicible, c'est aussi "l'intémoignable" et que le seul vrai témoignage serait, suivant Primo Levi et Giorgio Agamben, celui du "musulman", justement parce qu'il ne peut témoigner) pour celle moins tyrannique de véracité, au sens de ce qui est conforme à la réalité, ce que peut se permettre la fiction, incluant récit et représentation, quel que soit le sujet, même tabou, dès l'instant que l'auteur ne cherche à aucun moment à tromper le spectateur (par quelques artifices et autres effets pour le coup condamnables — "abjects", aurait dit Rivette), s'attachant non pas à "faire vrai" (l'obscénité est là) mais, puisqu'il s'agit de fiction, à "mentir vrai" et que les erreurs qu'il pourrait commettre, inévitables à ce niveau, n'entachent pas la sincérité de sa démarche. C'est à l'aune du mentir-vrai et de ces deux critères que sont la véracité et la sincérité, qu'il faut interroger The Zone of Interest et l'écart créé entre la réalité de la Shoah et sa représentation, indépendamment du point de vue adopté, ici celui du nazi.

Le film est un dispositif comme les affectionne Glazer, questionnant d'emblée la place du spectateur. A ce titre, on peut trouver étrange le besoin du cinéaste d'imposer, au début du film, ce noir de plus de trois minutes, pendant que se déploie une musique très liturgique (à la Penderecki), signée Mica Levi, et qu'on perçoit, à peine audible, un bruit d'écoulement (une salle de douches?), que remplacent progressivement des chants d'oiseaux. On arguera que Glazer suggère là que le film laissera hors champ l'intérieur du camp pour nous montrer uniquement ce qui se passe au-dehors (la zone dite d'intérêt) et, pour commencer — premier plan du film —, un cadre bucolique, style "partie de campagne", dans lequel on découvre au bord de la rivière, par une belle journée d'été, la famille Höss et leurs amis. Assurément. Mais pourquoi nous annoncer ainsi avec insistance, à travers ce noir, ce à quoi on va être confronté pendant les cent et quelques minutes restantes? Pourquoi, sinon assigner d'autorité au spectateur la place qu'il devra occuper; je veux dire: lui signifier que ce qui va suivre respecte bien le dogme de l'irreprésentable. Parce que certains, peut-être, pourraient ne pas en être convaincus, avant même que le film commence, sachant de quoi il retourne, et qu'il serait bon alors de les rassurer? Et que si, à la fin, il plane toujours un doute, eh bien, rassurons-les une seconde fois avec une installation à haute valeur morale: ce regard-caméra, fulgurant, qui "raccorde" Rudolf Höss (le génocidaire) au présent, via le musée d'Auschwitz et son mémorial... Etant entendu que si, dans ce plan, Höss — alors pris de spasmes (des haut-le-cœur?) mais incapable de vomir (le mal qu'il porte en lui?) — fixe une source lumineuse qui se révèle être l'œilleton d'une porte, en l'occurrence celle de la chambre à gaz du musée que des femmes viennent nettoyer, le mouvement est évidemment inverse, que c'est Höss qui est regardé et non lui qui regarde, que c'est l'Histoire qui, à travers ce plan, est en train de le juger. Il n'est pas question de contester la force d'un tel finale, mais simplement de s'étonner que Glazer se sente obligé d'encadrer son film, au début, par ce qui s'apparente à un avertissement et, à la fin, par un hommage aux victimes. Comme si le fait de filmer la Shoah du point de vue des nazis risquait d'être mal interprété, pire: qu'il ne pouvait en être autrement, qu'il y avait là une ambiguïté, quant à la place accordée aux bourreaux, sinon un vrai danger, celui de se voir accusé de prendre prétexte de l'interdiction de filmer l'horreur pour s'intéresser à des figures qui ne le méritent pas... A tort ou à raison, en tous les cas qui justifierait que Glazer prenne les devants, conscient du risque à nous livrer son dispositif tel quel, sans garde-fous. Alors que la vérité pour l'artiste consiste justement, à défaut de rendre visible l'horreur (à l'ère du tout-image qui en a rétréci considérablement le champ), à faire entendre l'inouï (qui reste à définir)... de sorte que le spectateur fasse par lui-même, en pénétrant directement dans cette "zone d'intérêt" bis qu'est le dispositif du film, l'épreuve de l'œuvre qui lui est adressée. Et donc, sans qu'il y ait besoin de l'accompagner (via une ouverture et un finale)... mais sous réserve que l'écart, dont je parle au début, y soit perçu avec l'acuité nécessaire (ce qui ne veut pas dire de façon spectaculaire), qui trans-figure le dispositif et permette à celui-ci de ne pas s'encombrer de compléments et autres précautions d'usage. Bref, de se suffire à lui-même.

Cet écart, c'est donc au niveau du dispositif (et de ses avatars) qu'il faut le chercher. Avec cette première difficulté qu'ici le dispositif repose sur la juxtaposition des deux espaces que représentent d'un côté l'horreur, que subissent les victimes "hors champ", et de l'autre le bien-être, que connaissent certains de leurs bourreaux, filmé, lui, "plein champ" (à l'aide de grandes focales et sous différents angles lorsqu'on se trouve à l'intérieur de la maison, constituant à ce niveau une sorte de sous-dispositif "loftien" — à la Big brother, donc de type totalitaire —, que renforcent les déambulations du braque allemand, collant aux basques des personnages). D'où un premier écueil: il n'y a pas de "véritable" hors-champ dans The Zone of Interest, si on considère le "hors-champ" dans son acception spirituelle, sinon mystique, ainsi que l'a décrit Deleuze, qui va au-delà de sa dimension spatiale; une spiritualité qui, dans le cadre de la Shoah, demeure la clé de voûte de toute représentation. Or: 1) en privilégiant les plans larges, Glazer élargit "monstrueusement" son cadre (jusqu'à déformer, difformer, par instants, les corps situés à la périphérie), concentrant ainsi toutes les composantes de son dispositif à l'intérieur même du cadre, ce qui tend à réduire le hors-champ à son seul aspect fonctionnel: l'espace non vu autour du cadre; 2) en mettant régulièrement en avant la totalité du dispositif, via ces plans généraux où apparaissent à la fois la propriété des Höss et, au fond, le camp d'extermination, Glazer matérialise un "arrière-plan", auquel se résument pour le coup le camp et l'horreur qui lui est associée; 3) quant au hors-champ que les sons suggèrent par ailleurs, il s'agit là encore d'un hors-champ fonctionnel puisque témoignant simplement de ce qu'on entend sans pouvoir le voir, là où l'idée d'inouï, qui relève également du spirituel — chercher à comprendre une réalité à laquelle vous n'avez jamais été confronté —, n'est qu'effleurée (par exemple avec la mère d'Hedwig). Cette "largeur" démesurée, kubrickienne, du plan, couplée à la matérialisation d'un "arrière-plan", fait du dispositif une scène certes impressionnante, mais trop irréelle, trop manifestement conceptuelle, avec son "côté Tati", pour que les sons venant du camp aient suffisamment d'impact, autre que physique (= saisissant), qui permettent de transcender l'ensemble. Avec quand même cette question (encore une): en quoi remplacer l'image (et le son) par le son (sans l'image) se révèle-t-il plus respectueux de la Shoah dans la mesure où l'on demeure encore et toujours dans la figuration de l'horreur? A la manière de Nemes, quand il recourt à l'immersion et au sensoriel, Glazer, en réduisant Auschwitz intramuros à son espace sonore, auquel il donne du coup plus de relief, ne fait que contourner l'interdit davantage qu'il ne lui obéit, témoignant d'une stratégie (pour figurer malgré tout) et non d'un véritable questionnement sur ce que devrait être le "hors-champ" dans un cas aussi particulier qu'Auschwitz.
Oui mais... le fait que Glazer ait dans son film réduit aussi à la portion congrue ce qu'on appelle la "zone grise", expression forgée par Primo Levi pour qualifier les rapports ambivalents qui pouvaient exister entre nazis et déportés — ainsi, dans le roman d'Amis, du personnage de Szmul, le chef du Sonderkommando —, place non seulement les époux Höss au cœur du récit, mais surtout crée une véritable distorsion dans le dispositif, étant donné que ceux-ci occupent dès lors tout le devant de la scène, le drame juif, loin d'être suggéré par la puissance d'un hors-champ, se trouvant pour ainsi dire "relégué au second plan". Je conçois qu'une telle distorsion ait été insupportable pour beaucoup. Et c'est peut-être, finalement, ce qui a poussé Glazer à encadrer son film, l'ouverture au noir et le raccord avec le présent conférant au film la part de spiritualité que le dispositif échouait à transmettre. Je dis "peut-être" car il y a encore une autre hypothèse. Si le hors-champ dans The Zone of Interest n'est pas celui auquel on pouvait s'attendre, si l'absence de "zone grise" évidente témoigne chez Glazer d'un refus de tout rapport dialectique entre bourreaux et victimes, inhumain et humain, le mal et le bien, justifiant le recours au "négatif" pour illustrer les sorties nocturnes de la petite Polonaise... si le film donc ne fait appel ni au hors-champ (excepté l'ouverture) ni à la dialectique (excepté le finale), c'est que le dispositif conçu par Glazer pourrait avoir une autre fonction.

Il est temps de s'interroger sur le rôle que joue le mur dans ce dispositif. D'emblée, pour le spectateur, il marque la séparation entre un dedans (le camp) et un dehors (la maison Höss). Ou l'inverse, si on se place du point de vue de l'épouse. Mais, à bien regarder, il témoigne surtout de l'effrayante proximité qui existait entre, on l'a vu, d'un côté — non visible — une sorte de "shéol" terrifiant (cf. ce plan hallucinant où l'on voit Höss filmé en contre-plongée, tel un Moloch au-dessus de ce qui pourrait être un gigantesque brasier), et de l'autre — bien visible — un semblant de paradis. Une trop grande proximité, de sorte que le mur apparaît, à l'image du reste, comme une pure construction mentale, un élément parmi d'autres du dispositif. Il ne sépare rien, il est constitutif du plan général qui enclôt du même côté la maison, le jardin et le camp. La "scène" évoquée plus haut — le monde des Höss sur fond d'extermination — ne serait dès lors qu'un trompe-l'œil. Nulle profondeur, tout serait sur le même plan, bi-dimensionnel, expliquant l'absence véritable de hors-champ comme de zone grise. Abscisse et ordonnée. L'horizontalité (extensive) du cadre, à l'image du jardin qu'on parcourt latéralement; la verticalité (fixe) du mirador et de la cheminée du crématoire d'où s'échappe une fumée noire, évoquant un conclave sans fin, qui se prolongerait à l'infini. L'image même du rêve hitlérien, celui d'une Grande Allemagne s'étendant à l'Est, prête à régner mille ans. Cette représentation est celle du couple formé par Höss et sa femme. Si, dans la première partie, avant le départ de Rudolf Höss pour Oranienburg, le dispositif apparaît des plus solide, bien arrimé, c'est qu'il s'appuie sur la vision à deux que les Höss ont de leur destin, de cet "espace vital" qu'idéalise Hedwig, en accord avec l'idée d'un Reich millénaire. Espace synonyme de pureté, que celle-ci soit géographique (les vastes plaines de Silésie) ou ethnique (le pur aryen, à défaut: l'autre rééduqué), d'où cette forclusion chez les Höss, définitivement coupés de la réalité: lui, enfermé dans son rôle de "directeur d'usine", tout entier concentré sur sa tâche, soucieux avant tout de performance et de rentabilité (cf. l'entretien au début du film avec les représentants de Topf und Söhne pour l'installation des nouveaux crématoires, plus adaptés aux crimes de masse); elle, enfermée dans son ambition crasse de réussite sociale, jouissant de son statut et profitant sans scrupule du malheur des Juifs (cf. les vêtements des déportés qu'on lui rapporte du Kanada — entrepôt où étaient stockés leurs effets personnels — s'accaparant ainsi un manteau de vison, les domestiques, des détenues juives, en réalité des Témoins de Jéhovah?, se partageant du vieux linge pour enfants). Signe de la forclusion, le fait que dans le film ne soit jamais évoquée, ou alors vaguement suggérée, l'odeur pestilentielle qui régnait à Auschwitz et se propageait sur des kilomètres (dans le roman de Stoltz, c'est dont se plaint régulièrement l'épouse). Non pas que l'odeur ne pénétrait pas dans la propriété mais que, chez les Höss, la forclusion est telle qu'elle rend l'odeur "acceptable" (pour peu qu'on y adjoint quelques notes agréables: une touche de parfum français, plus que les roses dont on ne sait pas si elles étaient odorantes, 1). S'il doit entrer quelque chose du camp, ce ne peut être que par effraction, par ce qu'on y a déversé, directement, à l'extérieur, là des ossements humains dans la rivière, risquant de contaminer les enfants en train de se baigner (délirante scène de "décontamination" comme s'ils avaient été irradiés), là des seaux remplis de cendres dans les fossés alentour, qui servent d'engrais au jardinier, autant de scènes symbolisant, mais sous forme de restes, cette zone grise que le film n'illustre pas de façon précise, sinon par suggestion (la séquence de la serre où Hedwig et le jardinier fument leur cigarette, écho à la scène de sexe, elle aussi suggérée, entre Rudolf et la déportée).
Dans la seconde partie, Rudolf Höss parti à Berlin (pour superviser l'ensemble des camps de concentration), le dispositif perd de sa solidité. Encore faut-il distinguer, à ce stade du récit, deux aspects du dispositif, suivant qu'il correspond à Höss ou à sa femme, tant la distance entre les deux semble s'être creusée, qui ne se limite plus aux seuls lits séparés. Rudolf Höss, dorénavant loin d'Auschwitz, est confronté à une double réalité: celle de la défaite qui se profile (nous sommes début 44, l'Armée rouge ne se contente plus de résister, elle avance) et celle de la "Solution finale" qu'il faut non seulement poursuivre mais accélérer à un rythme encore plus démentiel (l'extermination des 400 000 Juifs hongrois, justifiant le retour de Höss à Auschwitz); de son côté, Hedwig Höss, restée seule avec ses enfants (pour ne pas perdre le statut acquis), donne l'impression de s'effacer, l'indifférence du début, à l'égard des Juifs, se transformant en pur détachement, vis-à-vis de tout, comme si elle prenait conscience non pas de l'horreur d'Auschwitz, dont elle n'a pas plus cure qu'avant, mais que son rêve d'une Grande Allemagne n'était qu'utopie, peut-être même folie, et qu'il ne se réalisera jamais. Ainsi le dispositif devient-il vacillant, moins tangible, s'ouvrant davantage au faux contrechamp que représente la figure juive, ici la fillette qui dépose la nuit des pommes aux abords du camp, au début en écho avec le conte de Grimm, Hansel et Gretel, que lit Höss à ses filles (et la symbolique pour le moins douteuse du "corps brûlé" — dans le conte, celui de la sorcière — qui hante lourdement le film), et qui là, passant du négatif au positif, du noir et blanc à la couleur, de l'obscurité à la lumière (pour ceux qui n'auraient pas compris) — se révèle être aussi la pianiste qui joue Rayon de soleil, la chanson que Joseph Wulf, un historien juif allemand, survivant de la Shoah, avait écrite à Auschwitz (2)... De sorte encore que le sous-dispositif orwellien qui caractérisait la maison finit par se rétracter, en accord avec la morosité aigre de l'épouse. Je m'appuie sur la façon dont elle répond à son mari quand celui-ci lui annonce au téléphone son retour — quand bien même ce serait la nuit et qu'il l'a réveillée —, comme si c'était trop tard, que quelque chose s'était brisé, définitivement, sans qu'on sache précisément quoi, en tout cas de suffisamment fort pour donner cette impression chez elle d'une "désidéalisation". D'autant qu'on ne saura jamais ce qu'elle savait exactement des chambres à gaz et des fours crématoires. S'il est peu probable qu'elle soit restée jusqu'au bout dans l'explication "hygiéniste" comme quoi on brûlait les corps des déportés morts de maladies infectieuses, notamment du typhus (assimilé à une maladie juive dans la doxa nazie — au moment où se passe le film, régnait à Auschwitz une épidémie de typhus), qu'en est-il pour les chambres à gaz? Lorsque Rudolf Höss, au téléphone, évoque de façon allusive (sous forme de blague) le futur gazage à plus grande échelle encore (les Juifs hongrois) qu'il va devoir diriger, que comprend-elle de son côté? Une réalité qu'elle percevait de façon plus ou moins déformée, qu'elle refusait de "voir" ou dont elle s'accommodait sans états d'âme, s'inquiétant simplement, maintenant, que tout cela pourrait mal finir?

Il en ressort que le dispositif, à la fin, expose au grand jour ce qui a traversé le film tout du long: le monstre dans son effroyable "normalité" (lui, le bourreau, dans le rôle du bon père de famille mais aussi du "manager", avec des objectifs à atteindre, quels qu'ils soient; elle, sa complice, dans le rôle de la "maîtresse de maison", dirigeant son petit monde tel un général, avec un standing à préserver, coûte que coûte). Ce qui nous renvoie à l'incontournable "banalité du mal" dont parlait Hannah Arendt, formule souvent mal comprise, pour signifier le mal absolu commis par des gens ordinaires. Sous réserve toutefois que cette normalité par laquelle on pourrait s'identifier, eh bien, on ne le peut pas, vu que cela supposerait de comprendre ces hommes (et ces femmes) qui ont participé (activement mais aussi passivement) au génocide. Et comprendre des gens dont la normalité est inséparable de leur monstruosité (normalité pour le coup anormale), c'est radicalement impossible. La place du spectateur, évoquée en préambule, se situe précisément là: dans le dispositif bi-dimensionnel, sans profondeur, du film, cohérent avec l'image du nazi, tel qu'il nous est présenté, individu parfaitement ordinaire, sinon médiocre; cohérent également, par sa planéité et le travail sur les sons — c'est le côté "art contemporain" du dispositif — avec l'idée réductrice (heideggérienne?) qu'Auschwitz serait aussi, via sa dimension industrielle et toute la technicité que nécessitait son fonctionnement, le symbole même de la modernité.
Et l'écart, me direz-vous? Si on se place de ce côté-ci, en l'occurrence celui du mal, l'écart se situerait entre monstruosité et normalité, et sur ce plan, on peut dire que The Zone of Interest est un film réellement fascinant, tant Glazer s'attache à entremêler le normal et le monstrueux, réduisant l'écart à presque rien, tout en se gardant de l'annuler, interdisant — et c'était bien là le défi du film — que le spectateur puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un instant, aux personnages, à travers leur "apparente" normalité. En revanche, si on se place de l'autre côté, celui du banal, l'écart se situerait plutôt entre la "banalité du mal", incarnée, donc, par tous ces nazis qui de près ou de loin ont contribué à la "Solution finale", et l'horreur que celle-ci atteignit, à un niveau proprement inouï... et là, le résultat est loin d'être convaincant. D'abord parce que cela suppose de réintroduire la question du "hors-champ" et qu'on se retrouve dès lors avec deux types de hors-champ non co-habitables: le hors-champ traditionnel, pourrait-on dire, concernant la Shoah, témoin de ce qu'on ne peut représenter — l'infigurable, je n'y reviens pas —, et le hors-champ du nazi, au sens de ce qu'il ne voit pas, se refuse à voir, finit par ne plus voir... l'horreur qu'il a lui-même créée (tous ces corps réifiés qui peuplaient Auschwitz). Comparer les deux hors-champs serait comme comparer l'impensable auquel renvoie la Shoah et "l'impensable" quant à la possibilité que cela ait pu exister, que des hommes aient pu commettre de telles atrocités. Impossible donc. Ensuite, parce que cela force, d'une certaine manière, à rééquilibrer le tableau, qui ne se contente plus d'un fond sonore et de quelques objets signifiants, mais, au contraire, qui soit capable, figurativement parlant, de se "mesurer" à ce que le film et son dispositif mettent en scène du côté nazi. Une sorte de contrechamp (à l'horreur nazie) qui vise à figurer l'Autre (il était temps diront certains) et qui prend ici la forme d'une allégorie, opposant le poétique au prosaïque, le rêve d'une petite Polonaise (qu'on suppose juive) pleine d'empathie vs. un conte de fées (Grimm) raconté à de jolies blondinettes avant qu'elles s'endorment... Mais dont l'irréalité (la caméra infrarouge), ajoutée aux hyperboles que sont l'ouverture et le finale (le hors-champ et le "vrai" contrechamp qu'offre en dernière instance le "judas" de la chambre à gaz), marque moins une opposition qu'une contradiction par rapport aux enjeux du film. Pour le dire autrement: si le contrechamp à la figure du nazi ne concerne évidemment pas ses actes (puisque ceux-ci relèvent du hors-champ), il ne concerne pas non plus son côté "ordinaire", vu qu'à ce niveau, il n'y a rien à opposer. La mièvrerie qui se dégage des séquences en négatif rend l'écart entre la "banalité du mal" et "le mal en soi" (qui n'a rien de banal), franchement inopérant dans la mesure où face à cette banalité du mal (Rudolf Höss en gentil papa) les séquences n'opposent, par leur joliesse, qu'une sorte de "banalité" du bien. Deux banalités qui ne peuvent que "banaliser" l'ensemble. C'est la limite du film, le piège dans lequel l'auteur, en "ouvrant" son dispositif, était condamné à tomber. Parce que le film n'œuvrant que d'un seul côté, vouloir y inscrire quelque humanité (en plus sous une forme allégorique) — de celle qui pouvait encore exister au sein de la zone d'intérêt — ne saurait apporter un quelconque contrechamp, seulement un contrepoint, plutôt bienpensant, à la figure du mal, prise dans sa triste banalité. Des pommes au lieu des roses...

C'est là le paradoxe de The Zone of Interest qui rend le film à ce point sidérant. C'est dans sa partie la plus ingrate, dérangeante, anguleuse (le dispositif = Auschwitz vu du seul côté nazi) qu'il est le plus cohérent, le plus pertinent. A l'inverse, lorsque Glazer s'oblige à arrondir les angles, pour rendre son film, disons plus confortable sur le plan éthique, via cette ouverture terriblement pompeuse, ce finale tout aussi éloquent et ce "contrepoint" maniéré, censé créer de l'altérité, la "zone d'intérêt", qu'est le film à la base, perd non pas de son intérêt (gardons-nous des jeux de mots faciles), mais de sa puissance figurative — qui demeure, quoi qu'on en dise, l'élément essentiel d'une œuvre, si on la considère du point de vue purement esthétique (au sens empirique du mot), exempte de toute idéologie.

(1) "— Elle provient de l'une des serres du Lagerkommandant.
Il s'est ensuite avancé vers moi. Alors, j'ai pris la rose et j'ai fermé les yeux, puis j'ai respiré profondément: elle ne sentait rien." (Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant)

(2) Pour les scènes tournées en caméra thermique, Glazer s'est-il souvenu du film de Tarkovski, l'Enfance d'Ivan, où l'on voit, lors d'un des rêves-souvenirs d'Ivan, celui-ci et la fillette qui l'accompagne ensemble dans un camion rempli de pommes, avec le paysage qui défile en négatif?

Complément: un extrait de la postface du roman d'Anton Stoltz:

(...) Tout ou presque dans ce récit lacunaire est trompeur.
Jamais un mot n'est dit sur les chambres à gaz, sur les Juifs et les Tsiganes du camp qui y sont quotidiennement assassinés, sur le système d'extermination de masse. Ce que relate Anna Nebel nous en apprend pourtant suffisamment, ses omissions étant souvent révélatrices, sur ce monde fondé sur la terreur et le secret, dont Auschwitz est le plus parfait symbole. Les psychanalystes parleraient de "bloc d'inconscient".
Il n'y a pas de fleurs en Enfer. A quelques kilomètres, on mène une vie bucolique, presque virgilienne, au milieu de fermes, d'écuries, de jardins individuels... Il y a là pour assurer l'intendance des femmes de chambre, des ouvriers, également des jardiniers... On engage des Juifs pour tenir la maison, aussi des fondamentalistes ("Bibelforscher") pour leur docilité, parce qu'ils ne volent ni ne fuient. De fait, la normalité de ce monde est si triomphante qu'on se prend à croire qu'il existe aussi une normalité monstrueuse. Pendant que dans l'enceinte du camp la mort est à l'œuvre, la "comédie" à cours dans l'univers domestique de Frau Nebel, dans ce monde protégé. Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l'intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l'intérieur comme à l'extérieur du camp constitue l'envers et l'endroit d'une même entreprise de dissimulation de la vérité. Ici, on se plaint des odeurs; là-bas, on brûle des corps. Comment le peuple allemand a-t-il pu se laisser contaminer à ce point par une idéologie criminelle et s'aveugler sur ses prétendues "vertus"? Cette dizaine de mois passés par le couple Nebel — représentation quasi archétypale du couple nazi — à Auschwitz, alors que la situation militaire sur le front de l'Est est déjà difficile pour le IIIe Reich, montre l'emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, "muets", "sourds", "aveugles" et "amnésiques", furent trop souvent les complices des bourreaux.

mai 31, 2024

Furieusement vôtre


Furiosa: A Mad Max Saga de George Miller (2024).

La prisonnière du désert.

Furiosa est un prequel à partir du spin-off qu'était déjà (à moitié) Fury Road où le personnage de Furiosa (Charlize Theron), partageant au départ la vedette avec Mad Max, finissait par la lui voler... Là c'est plié, Mad Max est réduit à une apparition (la rencontre avec Furiosa c'est pour plus tard), la vedette c'est bien elle, Furiosa, depuis son kidnapping quand elle était enfant — dans l'oasis perdu de la Terre Verte où elle vivait — par les bikers de Dementus (nouveau venu dans la série, le chef barbare et bouffonesque d'un gang de pillards, lui, au faux air, pas tant d'un "Hells Angel" que de Charlton Heston dans les Dix Commandements, évoquant aussi Ben-Hur lorsqu'il conduit son char, tracté par trois grosses motos cruisers). Puis le meurtre atroce de la mère que Furiosa a été forcée par Dementus de regarder (référence à Leone — il était une fois dans le... Wasteland), sa captivité, Dementus la considérant comme sa "fille" (filiation bidon symbolisée par l'ours en peluche qu'il lui remet), avant d'être échangée contre de l'essence à Immortan Joe, l'autre seigneur de guerre (lui, on le connaissait déjà, une sorte de baron Harkkonen sous oxygène, avec son masque de chien enragé) dans cet univers de désolation qu'est le Wasteland, où l'eau se fait de plus en plus rare et d'où émerge la Citadelle, dans laquelle va grandir Furiosa, en clandestine — quant à son identité sexuelle —, au départ comme mécano, puis de gravir les échelons (sous les traits alors d'Anya Taylor-Joy). De sortir ainsi de la clandestinité, d'échapper au viol et de devenir prétorienne aux côtés du prétorien Jack, l'accompagnant dans son rôle de transporteur, d'essence et de nourriture (des tonnes de choux!), entre Gas Town et Bullet Farm que dirige le major Kalachnikov... Sauf que Dementus gère ça comme un manche et que la guerre éclate entre d'un côté Immortan Joe (allié à Kalachnikov) et ses "war boys" fanatiques, et de l'autre, Dementus et sa horde de motards dégénérés, guerre de 40 jours, au cours de laquelle on découvrira comment Furiosa a perdu sa main gauche (ce qui ne donnera pas lieu à un concerto, simplement la poursuite de cette symphonie baroque et pétaradante qu'est le film). Autant d'événements compliquant les desseins de Furiosa, c'est le moins qu'on puisse dire, quant à son désir de vengeance, celui qu'elle nourrit depuis toute petite contre Dementus et qu'elle finira par assouvir... comment? chuuut... il y a plusieurs versions, qui vont de la légende à ce que Furiosa aurait elle-même révélé à l'homme-histoire, en tout cas qui clôt le prequel, Furiosa, alors présentée comme le cinquième cavalier de l'Apocalypse, récupérant les épouses d'Immortan Joe et les emmenant avec elle, ainsi qu'on le verra/qu'on l'a vu dans Fury Road, cachées à l'intérieur du "War Rig", le fameux camion-citerne et sa plateforme de combat, personnage à lui tout seul, via la monumentale (et à ce titre un brin "too much") scène d'action qui, sous un déluge d'effets spéciaux, explose le film en son milieu... climax délirant — un climadmax? — au sein d'une œuvre elle-même déjà furieusement barrée, pleine de bruit et de fureur, de feu et de ferraille, de sang et de rouille...

Si Furiosa, ainsi lancé à plein régime, sinon en surrégime, deux heures trente durant, gonflé à la mégamasse et propulsé par un moteur d'avion, se révèle une pure machine à dynamiter les formes (ce qui caractérise la série et son esthétique très Métal hurlant), le film produit aussi de la fiction, où se mêlent donc le western, la SF, à la Dune, mais là, ancrée sur Terre, on peut même dire dans les profondeurs de la Terre (c'est l'aspect chtonien de la saga), le péplum, dans ce qu'il a de plus spectaculaire (les scènes que tournent habituellement les réalisateurs de seconde équipe, exemplairement Andrew Marton pour la course de chars dans Ben-Hur), et même le cartoon (de "Road Runner" à "Wacky Races" via toutes ces courses-poursuites dans le désert et dans tous les sens). De la fiction qui conduit à cette question (essentielle) que lance à la fin Dementus à la future Imperator Furiosa: "sauras-tu dépasser le stade de la vengeance pour atteindre au mythe?" (je cite de mémoire). La réponse sera/aura été donnée dans Fury Road, qui ferait de Furiosa un film de construction, le film où se construirait un mythe. Car c'est vrai qu'il y a de l'Homère dans Furiosa (parce qu'il y a de L'Odyssée, évidemment, à travers cette idée de retour qu'exprime tout du long Furiosa, donnant au film son mouvement à défaut d'en tracer la route — la position des étoiles que s'est tatouée Furiosa sur l'avant-bras ne joue finalement aucun rôle —, et de L'Iliade dans l'affrontement entre les deux chefs de guerre — cf. le "cheval de Troie" auquel recourt Dementus pour pénétrer dans la Citadelle); de même qu'il y a du Sophocle si on regarde Furiosa comme une version inversée d'Electre: se venger du "père" qui a assassiné la mère. Reste que le mythe dont parle Dementus avant de mourir n'est pas celui-là, mais le mythe engendré par la série, celui de son héros d'origine, Mad Max, que George Miller a ainsi façonné dans les années 80, mythe que les deux derniers épisodes (sans Mel Gibson) ont cherché non pas à remplacer mais à renouveler, à travers le personnage de Furiosa, dans l'esprit des récits actuels de superhéros: un nouveau héros, en l'occurrence féminin, porteur de nouvelles valeurs, en l'occurrence féministes (le combat des femmes), écologistes (le retour à la Terre Verte), progressistes, contre les deux antagonistes que sont Dementus et Immortan Joe, symbolisant, eux, les tares des sociétés patriarcales, machistes et guerrières, polluantes et destructrices (ce monde post-apocalyptique qui sert de décor à la série, ils en sont autant les victimes qu'ils sont l'incarnation même de ce qui l'a fait naître). Et c'est un fait que la "mutilation", principale figure esthétique de la série, c'est d'abord celle de la nature, de cette Terre que la société industrielle a ravagée, n'y laissant plus que déchets... Pour autant, il existe une différence de taille entre Immortan Joe à l'expression figée (via son rictus carnassier) et Dementus, mélange de cruauté et de décontraction, dont la démesure, toute shakespearienne, témoigne chez lui de ce qui lui reste d'humain, et même de plus humain que le regard "furieux" (noir) autant que panoptique (creusé de blanc) de Furiosa, ainsi que de son mutisme de poupée mécanique à la colère rentrée... au point qu'on se demande si le côté mythique qui se dégage du film, ce n'est pas lui, Dementus, qui l'incarne, de façon certes grotesque mais bien réelle, en tant que substitut madmaxien, le temps que Furiosa prenne le relais, elle, de Mad Max.

Reprenons. La question de Dementus (qui d'ailleurs est peut-être une affirmation, si on la situe hors diégèse) peut se poser autrement: une même série, comme celle de Mad Max, peut-elle accoucher de deux mythes, même s'ils ne sont pas exactement contemporains? Disons d'abord qu'un mythe, cela ne se décrète pas du jour au lendemain, il faut du temps pour qu'il se constitue. Et ce qui est sûr, à propos de Mad Max, c'est que c'est le cumul des épisodes, forts du succès rencontré avec chacun, centrés sur le même personnage, que le mythe a pu se forger. Et plus encore, parce que ce personnage central fut incarné au départ par le même acteur. Le mythe "Mad Max", c'est autant le personnage de Max Rockatansky que son incarnation par Mel Gibson. En changeant d'acteur, le mythe ne disparaît pas, mais il s'édulcore (cf. l'exemple des James Bond). Et en vient même à se déliter si on cherche à lui substituer une figure équivalente, comme c'est le cas avec Furiosa, figure qui se veut concurrentielle, mais en fait ne peut l'être, tant qu'elle s'inscrit dans le même cadre fictionnel que la série. Le mythe ici, il n'y en a qu'un, c'est Mad Max, voire "Mad Max incarné par Mel Gibson", au soir du troisième volet: Au-delà du dôme du tonnerre. Après le départ de Gibson, le mythe demeure, via un avatar (le rôle repris par Tom Hardy dans Fury Road) puis un simple caméo (la doublure cascade de Hardy aperçue subrepticement dans Furiosa), témoignant bizarrement, par cette seule présence, que le mythe non seulement est toujours là, mais qu'il est aussi puissant sinon plus sous la forme d'une ombre qu'à travers un succédané. La réussite de Furiosa vient justement du fait que le mythe de Mad Max finalement on n'y touche pas — en tant que mythe —, qu'il est là comme un totem (là-haut sur son promontoire) et que Furiosa, si elle vit la même histoire de vengeance que Max Rockatansky dans le premier opus, c'est une histoire qui ne faisait pas encore de Mad Max un mythe. En la revivant, différemment mais avec la même intensité (voire plus, à grands coups de CGI), Furiosa ne vise pas à devenir elle même un mythe, mais simplement à "réactualiser" le socle (fictionnel) sur lequel s'est construit le mythe Mad Max — et dont elle serait en quelque sorte l'héritière —, un mythe qui a nécessairement vieilli, si l'on considère ce qu'il "véhiculait" dans les années 80, mais un mythe qui, sur sa base même — l'infini chaos du monde —, est inépuisable. Ce qu'il y a de beau dans Furiosa, plus encore que dans Fury Road, c'est cette impression qu'un mythe est là, présent, qui nous accompagne, dont on a hérité mais dont il faut aussi (apprendre à) se détacher. Non pas en rentrant chez soi, le "retour" reste ici un horizon, ce vers quoi porte le regard de Furiosa (le pays des Vuvalini), bien que hors d'atteinte (justifiant pour le coup que le tracé des étoiles ne soit pas exploité), mais en se confrontant encore et toujours à cette réalité qu'est le désert du Wasteland et au loin, mais, elle, accessible, la Citadelle d'où Furiosa s'est échappée pour mieux y revenir et prendre la place d'Immortan Joe. Dans le regard "furieux" de Furiosa, où se reflète toute l'inhumanité du monde, c'est autant sa destinée qu'il faut voir, marquée au sceau de l'empowerment, que ce qui fonde l'être Furiosa, depuis la mort de sa mère jusqu'à celle de son bourreau. Et ce qui le fonde, c'est — à l'instar de Mad Max — la furiosité.

Si d'un point de vue étymologique, la furiosité traduit la rage, la démence, la violence, le délire, la passion, l'enfer, elle est aussi synonyme de réaction, de lutte, de désobéissance, d'impertinence, de transgression et de résilience. (présentation de l'exposition Furiosité/Damien Deroubaix à la Galerie In Situ-Fabienne Leclerc, 2015).