mai 25, 2025

MI 8

  Mission: Impossible — The Final Reckoning
de Christopher McQuarrie (2025).

  C'est quoi le plan?

Oui "c'est quoi le plan?", se demande-t-on tout au long du dernier Mission: Impossible, le n° 8, en fait le 7B, vu qu'il est la suite directe du n°7, pour le coup 7A, ce qui déjà en soi — le fait d'avoir divisé "Dead Reckoning" en deux parties — était un mauvais plan (davantage en tout cas que pour "Rogue Nation" et "Fallout"). "C'est quoi le plan?", véritable mantra de la franchise, et son corollaire: "(t'inquiète) on va trouver une solution", le problème étant que, à partir du n°5 (soit les MI réalisés par McQuarrie), eh bien l'Impossible Missions Force est devenue l'Ethan Hunt Force, ce brave Tom Cruise concentrant, de plus en plus sur lui seul, toute la puissance de la série (en termes d'action mais aussi de réflexion et de prise de décision)... "Dead Reckoning II" est donc devenu "The Final Reckoning", ce qui n'est pas sans incidence, le changement de titre modifiant aussi la perspective du film. La première partie avait comme enjeu principal la localisation du Sebastopol, le sous-marin russe coulé dans la mer de Béring et dans lequel était stocké, sur une disquette, le code source de la méchante Entité, en accord avec le titre "Dead reckoning" au sens non pas de "règlement de comptes mortel", comme il a été traduit un peu partout, mais de "navigation à l'estime", soit le calcul des coordonnées où se trouvait ledit sous-marin. La seconde partie, elle, bien qu'ayant conservé la question du "dead reckoning" au cœur du récit (la longue séquence sous-marine, de loin la plus belle du film, survient exactement au milieu), annonce clairement, via cette idée de "décompte final", autant la fin du monde, en tant qu'enjeu narratif, que la fin pure et simple de la saga. Et ce, après trente ans de bons et loyaux services de Tom Cruise/Ethan Hunt, l'increvable — signification en hébreu du prénom Ethan — pourchasseur de... de quoi au juste? de tout ce qui a été, est et serait à l'avenir, mauvais pour l'humanité, soit au départ Jim Phelps lui-même, le "taupe-chef" de l'IMF, puis, dans l'ordre, un vilain virus (mortel il va de soi), un trafiquant d'armes (super dangereux), un syndicat terroriste (ultra puissant)... et pour finir, surenchère oblige dans la démesure paranoïaque, cette IA monstrueuse, nommée donc l'Entité, dont les données relèvent du giga, mieux: du téra, que dis-je, plus balèze encore: du péta (ouchnok, forcément), imposant sa post-vérité au monde entier, qu'elle menace d'apocalypse en déclenchant une attaque nucléaire à grande échelle (après voir pris les commandes de tous les arsenaux nucléaires de la planète et s'être planquée, comme il se doit, dans un bunker spécial, quelque part en Afrique du Sud), projet heureusement détourné à la toute dernière seconde (on a eu peur), je dirais même à un millième de seconde près, par nos quatre (plus un) fantastiques. Autant dire que, la fin du monde ainsi empêchée, toute nouvelle mission, si impossible soit-elle, n'aurait aucune raison d'être dans la mesure où, question démesure, on a là atteint le plafond. Et ce d'autant plus qu'à la fin, dans le dernier plan, Tom Cruise a récupéré l'Entité ainsi neutralisée (grâce à Grace et le reste de l'équipe, soyons juste) qu'il tient dans le creux de la main, et que dès lors, fidèle à la "bonne parole" (scientologiste?) qui sous-tend le film et a permis à notre héros d'évacuer un à un les trauma accumulés le long de la série (trauma dont il portait la responsabilité, belle idée hélas mal exploitée), il serait devenu... une sorte de Dieu, capable de "transcender la matière, l'espace, l'énergie et le temps" (bon ça c'est dans la dianétique, pas dans le film, quoique...).

Si donc, par bien des côtés, ce dernier Mission: Impossible se révèle l'épisode de trop, à l'image des numéros de Cruise, ses acrobaties dans les airs, de même que tous ces sprints qui ne servent à rien, qu'il se montre (le film) particulièrement plombant, surtout dans sa première moitié, du fait que les auteurs se sont crus obligés de repréciser les enjeux du film précédent, alourdissant un scénario déjà très fumeux, mais aussi, puisqu'il s'agissait parallèlement de clore la série, de réintroduire d'anciens personnages disparus depuis longtemps (qu'accompagnent de furtifs flashbacks), tout ça de façon souvent maladroite, le pire étant quand même le prêchi-prêcha final qui gâche le dilemme (au départ convaincant) qu'entretenait le film entre les deux fins du monde possibles: la pire et la moins pire... oui, eh bien, malgré tous ces défauts, il n'en reste pas moins que le film a encore quelques beaux restes. Qui touchent d'abord à ce qui a toujours été la force de la franchise, à savoir son rythme, sa vitesse, sa gratuité dans les effets... lui conférant un vrai pouvoir de jubilation, limite jouissif, quand bien même on aurait perdu en cours de route le fil de l'histoire. Pouvoir qui certes est allé en déclinant à mesure que les épisodes se succédaient mais dont on ne peut pas dire qu'il ne reste plus rien, en tout cas dont il reste suffisamment pour soutenir la comparaison avec les meilleurs blockbusters. Qui touchent ensuite à de beaux moments, des moments de grâce, tels — outre la séquence sous-marine déjà citée — l'adieu de Lother à Ethan (Lother Stickwell, joué par Ving Rhames, le seul autre personnage présent dans tous les épisodes), digne de celui entre Woody et Buzz l'Eclair dans Toy Story 4, moments aussi d'humour, ainsi la scène où Benji blessé doit guider Paris pour qu'elle l'opère de son pneumothorax en même temps qu'il doit expliquer à Grace comment désamorcer l'engin nucléaire. Lol. Reste Tom Cruise, soixante balais, qui fait tout (sans le vouloir bien sûr) pour qu'on se moque (gentiment) de lui, déjà par sa coiffure, quand il a ses cheveux longs aplatis en avant, style serpillère, pour faire peut-être plus jeune, qui en tous les cas, avec son nez de plus en plus imposant, les années passant, lui donne l'air (faussement ahuri) d'un Dustin Hoffman, sorti ici de la salle de muscu... et plus encore, toutes ses prouesses de kéké (jusqu'à s'exhiber en slip de bain, sans aucune justification sinon de montrer son beau corps d'athlète), autant de manifestations qu'il est difficile de ne pas trouver un brin ridicules, rendant du coup ce film de "fin du monde" plus drôle qu'il n'y paraît (ou qu'il ne le voudrait) — bon, dans le genre, ce n'est pas aussi drôle que Fumer fait tousser de Dupieux, haha — mais fait qu'au final l'acteur, qu'on a donc vu vieillir à son corps défendant pendant 30 ans, a quand même quelque chose de touchant. Aussi parce que perpétuant l'attachement que l'on peut porter à un personnage de fiction côtoyé depuis si longtemps. Bref, je ne jette pas la pierre...

février 28, 2025

Un troisième tour


  Lost Highway de David Lynch (1997).

  Retour sur Lost Highway.

On l'a dit et répété, Lost Highway est structuré comme une bande de Möbius, qui commencerait avec le fameux générique de "la route perdue", se déroulant sur la chanson de David Bowie "I'm Deranged" et son intro programmatique: "Funny how secrets travel..." (cf. ), où l'on voit les noms des crédits venir s'écraser sur ce qu'on imagine être le pare-brise d'une voiture, et se terminerait sur le même générique mais précédé cette fois du contrechamp sur le conducteur: Fred Madison, le héros masculin du film (avec Pete, son "autre" lui-même), dont on a découvert qu'il était à la fois le récepteur et l'émetteur du message-clé "Dick Laurent is dead" qui ouvre et clôt le film (Dick Laurent alias Mr. Eddy que Fred vient de tuer et dont il conduit d'ailleurs la Mercedes noire, poursuivi par la police) (1)... Fred Madison, et sa schizophrénie paranoïde, dont le cerveau a fini par imploser (sur la musique de Trent Reznor/Nine Inch Nails: cf. ), comme sous l'effet d'une électrocution (ce à quoi il est/était destiné), le générique qui boucle la bande se dévidant alors de façon presque apaisée, post-critique, peut-être même post-mortem.

La bande de Möbius, rappelons-le aussi, est une figure topologique (chère aux lacaniens) que l’on peut construire à partir d’un ruban dont l’un des deux bouts aurait été tordu d'un demi-tour sur lui-même avant d’être joint à l’autre. Il ne persiste qu’une seule face, ondulante, tantôt interne tantôt externe. Mais encore: si l’on parcourt deux fois la bande – soit une double boucle –, on revient au point de départ. Peu importe le sens dans lequel s’effectue le second tour, il nous ramène toujours à l’endroit d’où l’on est parti. Ainsi l'énigmatique "Dick Laurent is dead", entendu au départ par Fred, se trouve-t-il répété, prononcé par Fred lui-même, à l'issue du deuxième tour, et ce indépendamment de l'épilogue, de ce qui vient après la répétition du message et engage le héros sur la voie du "non retour", ainsi que l'exprime la chanson. Si Lost Highway est scindé en deux parties (qu'il suture en même temps), celles-ci correspondent donc aux deux tours nécessaires, sur une bande de Möbius, pour revenir au point d'origine. Le premier tour se déploie jusqu'au premier meurtre, celui perpétré par Fred sur sa femme Renee, meurtre dont il semble ne pas se souvenir, sauf des flashs, puis sa condamnation à la chaise électrique et, alors qu'il attend son exécution dans le couloir de la mort et est en proie à d'effroyables maux de tête qui l'empêchent de dormir, sa "transformation" en Pete, qui serait lui mais plus jeune et radicalement différent: la même personne incarnée par deux acteurs (respectivement Bill Pullman et Balthazar Getty), alors que la femme, elle, réapparaîtra sous la forme plus classique du double: la même actrice (Patricia Arquette) pour incarner deux personnages: la brune Renee et son double fantasmé, la blonde Alice (on pense à Vertigo, bien sûr).

Quels sont ces deux tours qui constituent les deux parties du film? Je m'appuierai pour cela sur ce qu'en ont dit des auteurs comme Todd McGowan, Christian Dubuis Santini et Slavoj Žižek, selon une approche psychanalytique, et plus précisément lacanienne, non pas que la psychanalyse lacanienne soit plus à même d'expliciter les films, mais que, concernant Lost Highway, elle m'est apparue comme à la fois la plus pertinente et la plus fructueuse. Le premier tour correspondrait à la réalité: une réalité triste et morne du point de vue conjugal, si on considère le couple que forment Fred et Renee, lui, jaloux et – cause ou conséquence – incapable de satisfaire sexuellement sa femme, elle, du genre silencieuse, effacée, secrète (2)... soit un premier tour marqué par l'inhibition, le manque, une réalité certes encore soutenue par le fantasme mais où plus rien ne se passerait d'exaltant. Alors que le second tour témoignerait du fantasme proprement dit (d'aucuns parleront de purgatoire ou de monde parallèle – dickien, burroughsien? –, mieux: "alternatif" comme il y a le courant alternatif, avec ses deux sens) (3): Pete en tant que fantasme de Fred, qui pour le coup assurerait au niveau sexuel – "il voit plus de chattes qu'une lunette de chiottes" dit un des deux flics chargés de le surveiller –, un second tour marqué par la pulsion, l'excès, le fantasme dans son rapport au réel, où la femme, ici dominatrice et duplice, se révèle homologue à l'image attendue de la "femme fatale" (4). A ces deux dédoublements, Fred/Pete et Renee/Alice, s'ajoutent les deux figures complémentaires que sont pour Fred/Pete, d'abord dans la première partie l'Homme Mystère, rencontré lors d'une soirée et dont le pouvoir de bilocation a laissé Fred interdit (cf. ), puis dans la seconde partie Mr. Eddy (un ami de l'Homme Mystère), figure même de "l'obscène père-la-jouissance" (dixit Žižek), équivalent aux personnages de Frank dans Blue Velvet et de Bobby Peru dans Wild at Heart, à ceci près qu'il ne supporte pas, quand il est au volant, ceux qui collent aux pare-chocs (cf. ), se positionnant comme une instance surmoïque qui à la fois ordonne de jouir et se fait défenseur, pour le moins brutal, du respect des règles (la Loi). Un Surmoi baroque, excessivement gourmand, là où l'Homme Mystère est plus difficile à cerner, se présentant avant tout comme une figure d'enregistrement, filmant les fantasmes les plus profonds de Fred (5), les archivant – par le biais de vidéocassettes? – dans l'inconscient de celui-ci (que représenterait le bungalow sur pilotis), pas franchement surmoïque, au sens où il ne vient que si on l'y invite... et pourtant suffisamment démoniaque (avec son visage de clown blanc et son rire sardonique) pour faciliter la pulsion meurtrière de Fred, l'aidant ainsi à tuer Mr. Eddy. (6)

Si les deux parties ne racontent pas la même histoire, tout en se faisant écho, via la répétition de certaines situations, de certaines répliques, de certains passages musicaux, elles témoignent du même constat d'échec entre l'homme et la femme (Fred avec Renee, Pete avec Alice), échec qui touche à la jouissance: – 1) celle qui chez l'homme est normalement soumise à la castration, sauf que chez Fred celle-ci est niée, désir et jouissance se confondant, de sorte qu'au décours d'une crise de paranoïa il va massacrer sa femme, convaincu qu'il est de son infidélité, comme plus tard exécuter Mr. Eddy, le père tout-puissant qui fait obstacle à sa propre jouissance; – 2) celle qui chez la femme est sans limite, une jouissance dite autre, non complémentaire à celle de l'homme et que résume la célèbre formule "il n'y a pas de rapport sexuel", formule à laquelle s'est heurté Fred dans la première partie et que rappelle Alice à la fin de la seconde quand, au terme d'un coït incandescent avec Pete (accompagné du "Song to the Siren" de This Mortal Coil, entendu cette fois à plein volume: cf. ), elle glisse à l'oreille de celui-ci, alors brûlant de désir ("I want you", répète-t-il): "You'll never have me", avant de se diriger vers le bungalow, scène qui précipite la réapparition de Fred à la place de Pete.

Vu comme ça, le film pourrait sembler d'une simplicité biblique. Il n'en est rien évidemment. Lynch ne se prive pas de malmener son récit, qu'il laisse en suspens en plusieurs endroits, parce que relatif à des événements dont ne se souviennent pas les personnages (p. ex. ce qu'a fait Pete la nuit qui a précédé le changement d'identité, rappelé sans être révélé par ses parents et sa petite amie, en résonance avec la nuit où Fred a tué sa femme) ou parce qu'ils ne veulent pas se souvenir (ainsi du passé de Renee/Alice dans le milieu du porno, vu sur des écrans vidéo et sur la musique du groupe de metal Rammstein) ou encore parce que Lynch, du fait de coupes dans le scénario, isole des scènes qu'il est difficile, sinon impossible, de rattacher logiquement au reste du film, laissant la poétique faire son œuvre. Autant d'éléments qui justifierait chez certains de ne pas accorder trop de crédit à ce que raconte Lost Highway, pour s'en tenir à l'aspect purement expérimental, sensoriel, du film, qui porte sur les différents régimes d'images (cf. la mauvaise définition des images vidéos, écho possible à un monde inférieur, indifférencié, où le bien et le mal ne seraient pas distincts) et surtout l'extraordinaire travail sur le son, Lynch étant ici son propre sound designer (sans l'apport d'Alan Splet dont on sait le rôle dans les premiers films du cinéaste, quant au côté matiériste du son chez Lynch, une sensibilité à la matière sonore que Splet devait en partie à sa déficience visuelle) (7).

Or si le son dans Lost Highway tend à fonctionner de manière empiriste (qui favorise l'expérience et la sensation, jusqu'à l'inouï), à travers une multitude de bruits (bourdonnement sourd se prolongeant en toile de fond, grésillement rappelant celui d'ampoules électriques défaillantes, etc.), des bruits pour la plupart acousmatiques (on ignore la source), que j'interprète comme des ondes de choc résiduelles, issues, tel un rayonnement fossile, du film-matrice et hypersonorisé qu'est Eraserhead (surtout dans sa version restaurée de 1994)... cela n'empêche pas de concevoir le son chez Lynch aussi comme à vocation narrative, jusqu'à parfois offrir un éclairage inattendu. Il est de coutume de faire démarrer Lost Highway, au niveau de la fiction, par la sonnerie de l'interphone annonçant à Fred que Dick Laurent est mort, mais, à bien écouter, le bruit de l'interphone est précédé de deux autres bruits, dont un difficile à identifier et pourtant décisif dans la construction du film. Il y a le bruit qu'on imagine être celui d'un store électrique qui se lève, éclairant ainsi le visage de Fred en train de fumer, suivi de la sonnerie de l'interphone qui fait sortir le personnage de sa torpeur. Mais avant, on perçoit un premier bruit, à peine audible, semblable à celui d'un magnétoscope enclenchant la lecture d'une vidéocassette, à moins qu'il en termine le rembobinage (si on considère les deux bruits ensemble). Un bruit qu'on trouvera peut-être trop accessoire pour jouer un rôle dans la compréhension générale de Lost Highway, d'autant qu'il pourrait en fait correspondre à la commande qui déclenche l'ouverture du store, mais en même temps qu'on ne saurait sous-évaluer dans la mesure où il apparaît en premier et comme isolé, Lynch ne l'ayant pas introduit par hasard, surtout en ouverture de son film, fut-ce de manière quasi subliminale, de la même façon qu'il raccordera à la fin de la première partie (via la figure du "trou noir" qui scande régulièrement ses films) le couloir, où s'aventure Fred avant de revenir, visiblement "ailleurs", et l'écran de télévision sur lequel sont vues les VHS, soit le raccord entre deux types d'image: l'image mentale et l'image vidéo (j'en avais parlé ) (8). Tout ça pour dire qu'on ne peut faire l'économie de cette présence sonore du magnétoscope au tout début du film (si hypothétique soit-elle, une présence plus stimulante à analyser que s'il s'agissait uniquement du bruit du store), l'important étant d'ailleurs moins le magnétoscope que le sens de lecture de la vidéocassette à l'intérieur, posant plus largement (et d'entrée) la question du sens dans lequel se déroule Lost Highway, plus largement encore que le sens du second tour de la bande de Möbius (9). Ainsi, pour le dire autrement: la phrase "Dick Laurent is dead" entendue par Fred (en tant que récepteur du message) inaugure-t-elle vraiment le récit ou doit-elle être au contraire envisagée comme sa conclusion? On serait tenté de souscrire à l'idée que c'est Fred en tant qu'émetteur du message qui ouvre le film (nous obligeant à lire Lost Highway à l'envers, à l'image du bungalow qui s'embrase – écho à Kiss Me Deadly d'Aldrich? –, projetée en mode reverse) (10), parce que logiquement le personnage se parle à lui-même plutôt qu'il s'écoute parler... mais chez le schizophrène, comme dit Lacan à propos du désir (ce qu'on peut bien extrapoler au fantasme), la réponse précède généralement la question, soit le récepteur avant l'émetteur, ce qui remettrait le film dans le sens que perçoit le spectateur, sens qui donc ne répond pas à la logique, aussi parce qu'on est dans un film de Lynch.

En plus du travail sur les formes, il y a ainsi tout ce jeu autour de la "perplexité" – au sens étymologique du mot, du latin perplexus: "enchevêtré", lui-même issu de per et plexus, soit littéralement: "à travers les plis" –, de cette perplexité, en cela baroque, que produit le film et que Lynch entretient de manière cohérente, en toute co-errance pourrait-on dire, puisqu'y intégrant le spectateur.

Lost Highway est-il un "bardo-film"?

David Lynch, on le sait, était un fervent adepte de la méditation transcendantale. Soit chez lui une sensibilité à l'hindouisme et pourquoi pas au bouddhisme, les deux religions partageant certaines croyances, quant à la réincarnation et au cycle karmique (pensez également aux "tulpas" de Twin Peaks). Si on veut s'éloigner de la piste psychanalytique défendue précédemment, on pourrait, à travers la seconde partie, considérer Lost Highway comme un "bardo-film", ainsi que Michel Chion, grand spécialiste de Lynch, qualifiait certains films, sauf qu'il ne parlait pas des films de Lynch (son texte date de 1983) mais de ceux de Raoul/Raúl Ruiz, où l'"on retrouve une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l'impression que les actes n'ont pas lieu qu'une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu'ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d'un centre... et aussi le moment d'une mort que celui qui l'a vécue n'a pas encore vraiment réalisée". Cette idée de "bardo" est séduisante. Je ne la développerai pas, me contentant de reproduire le début du texte de Chion (sur le film de Ruiz, le Borgne).

"Plus connu chez nous sous le nom de Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol est un recueil d'invocations et d'exhortations destinées à être lues au mourant, et au mort, pour l'aider à passer le cap de cette période difficile, longue de 49 jours au plus, qui suit immédiatement le décès et qui précède, au mieux, une accession à l'état "détaché" de Bouddha, donc une sortie du cercle infernal de la réincarnation, ou bien au pire une renaissance nouvelle dans un autre corps. Au long de cette période intermédiaire (c'est le sens de "bardo": entre deux), l'esprit du mort peut mettre un certain temps à réaliser qu'il est mort, car il continue de voir ses amis et ses parents, il les appelle, sans être entendu d'eux alors qu'il les entend de son côté. Il peut voir aussi son propre corps de vivant et tenter en vain d'y rentrer. Mais le corps qu'il possède, lui, est à présent un corps subtil, sujet à la souffrance mais capable de passer les murailles et les matière solides (sauf un Bouddha, ou le sein d'une mère). Il perçoit le monde "comme on le voit en rêve" et peut longtemps errer à la recherche d'un corps matériel. Bientôt viennent des apparitions plus ou moins terrifiantes, où il s'agira pour lui de reconnaître ses propres projections, pour éviter d'être piégé par elles et enfermé dans la terreur. Il subit donc un véritable stage, un apprentissage de la conscience, où il doit absolument se défaire de ses identifications." (Cahiers du cinéma n°345, mars 1983)

Dans Lost Highway, cela ne se passe pas exactement comme ça, parce qu'on a affaire à un cerveau particulièrement "dérangé", aussi parce que les "bardo-films" ne sont pas des décalques du Bardo Thödol, de même que la psychanalyse lacanienne ne saurait rendre compte de tous les aspects du film. A ce titre Lost Highway est un film foncièrement hybride dont l'imaginaire relève par endroits de l'esprit spiritiualiste de Lynch tout en se prêtant (à d'autres endroits mais parfois les mêmes) à une lecture plus psychanalytique. Ainsi le passage où Fred devient Pete peut-il être vu comme une des étapes du "bardo" que connaîtrait le personnage en train de mourir (sur la chaise électrique?), mais un "bardo" incomplet puisqu'il retrouve à la fin son corps initial (quoique, à la toute fin...). Reste que si l'on garde à l'esprit que le film peut aussi se lire de manière inverse, on en arrive à la conclusion que ce qu'a vu Fred au moment de mourir, dans une sorte de "claire lumière" (la scène d'amour irradiée avec Alice), c'est, outre l'insaisissabilité de la femme, la conviction (fausse ou non, peu importe) qu'il n'a pas tué Renee, plus précisément qu'il n'a pas pu la tuer, que cette image terrifiante de sa femme sauvagement assassinée (les flashs du meurtre laissent à voir un possible cannibalisme) n'existe pas, une image dont il faut dès lors se "libérer" en éliminant, de manière tout aussi hallucinatoire mais cette fois positive, Mr Eddy, l'incarnation même de sa jalousie (dans sa forme maladive, paranoïaque), en tant également que Surmoi en trop (justifiant l'aide active de l'Homme Mystère). En faisant disparaître Mr Eddy, il fait disparaître l'idée de jalousie et par là efface le meurtre, notamment cette image du corps démembré qui le hante. Ce qui fait qu'à la fin, avec l'annonce renouvelée de la mort de Dick Laurent, le film peut non seulement se rembobiner, qui fera de Fred le récepteur du message, mais aussi se conclure, par la reprise complète du générique – après l'ultime crise (plus violente encore que les précédentes, toujours à l'image d'une électrocution mais qui ici aurait pour Fred valeur d'électrochocs) –, permettant au personnage de s'échapper définitivement sur la "route perdue", laquelle, à défaut de mener quelque part, l'accueillerait "bénéfiquement", puisque mort ou tout au moins débarrassé de ses visions, le projetant dans une autre dimension, affranchie de l'espace et du temps, dimension typiquement lynchienne, une de plus me dira-t-on, oui mais là vraiment spirituelle – twinpeaksienne –, et non plus simplement sensorielle (qui le sorte du cauchemar qu'a représenté même la "partie Pete"), où Fred pourrait enfin connaître la paix intérieure.

(1) L'image de Fred poursuivi à la fin par une ribambelle de flics est directement inspirée de l'affaire O.J. Simpson qui à cette époque défrayait la chronique, la fuite en voiture de Simpson, suivi lui aussi par six ou sept véhicules de police, ayant été retransmise en direct par toutes les chaînes de télé américaines. Pour l'anecdote, on rappellera que Robert Blake, qui incarne l'Homme Mystère, fut lui-même accusé en 2002 d'avoir tué sa femme, emprisonné près d'un an, puis acquitté à l'issue de son procès.

(2) Par sa coiffure Patricia Arquette n'est pas sans évoquer le personnage que joue Jean Brooks dans la Septième Victime de Mark Robson (1943), personnage mystérieux cherchant à se libérer de l'emprise d'une secte que représenterait ici le petit monde de Mr. Eddy, gangster spécialisé dans la production de films porno (voire de snuff movies si l'on considère ce qui arrive au personnage incarné par Marilyn Manson).

(3) Lost Highway présente par ailleurs, comme le relève Slavoj Žižek, des similitudes avec Naked Lunch, le roman de William S. Burroughs que Cronenberg avait adapté en 1991 en y mêlant la vie de l'écrivain. Ainsi le fait que le héros tue sa femme par jalousie, puis rencontre dans "l'Interzone" (espace halluciné, sous l'effet de la drogue), son sosie, joué par la même actrice, ou encore la figure maléfique du Dr Benway dont les pouvoirs semblent préfigurer ceux de l'Homme Mystère.

(4) Rappelons que "le fantasme est un écran, une surface où se projette ce film qu'on nomme 'réalité', s'interposant entre le sujet et le réel. Avec cette particularité que dans la psychose, "le sujet ne peut se retrancher du tableau" (fantasmatique)... "qu'il est captif de la scène dont il ne peut dès lors se détacher que dans le passage à l'acte" (Gilles Mouillac).

(5) D'où le fait que Fred ne possède pas de caméra, ainsi qu'il le dit aux deux inspecteurs venus enquêter et qui s'interrogent sur l'origine des vidéocassettes, leur précisant qu'il "préfère garder son propre souvenir des choses", ce dont se charge en quelque sorte l'Homme Mystère. 

(6) On notera que l'image de la "grand-route perdue" ne se limite pas aux deux génériques. Lynch l'utilise, tel un fil conducteur, d'abord à la fin de la première partie (la ligne jaune y est dédoublée), pour annoncer le changement d'identité entre Fred et Pete (lequel apparaît sur le bord de la route – plan-écho à la fameuse nuit qui a précédé l'incarcération de Pete et restera inexpliquée), ensuite à la fin de la seconde partie, avant que Pete et Alice arrivent au bungalow, fassent l'amour dans le désert et qu'Alice lui déclare que jamais elle ne sera à lui, puis quand Fred, "poursuivi" par l'Homme Mystère en train de le filmer, s'enfuit régler son compte à Mr. Eddy (qu'il va retrouver au Lost Highway Hotel). Trois temps qui marquent donc chez Fred le dédoublement du Moi, l'énigme de la femme et le passage à l'acte. On pourrait même y ajouter un quatrième, juste avant le générique de fin, le plan de la route annonçant la déflagration finale du personnage. La logique du film est là: le réel que constitue pour Fred (et sa psychose) l'inaccessibilité de la femme le conduit – via "the lost highway" – au meurtre (avec le déplacement que constitue dans la seconde partie le meurtre non plus de la femme mais de Mr. Eddy) et pour finir à sa propre destruction.

(7) Qui dit fantasme et hypersensibilité aux sons, dit nécessairement l'objet voix chez Lynch, que le cinéaste valorise, met en relief, via tout un réseau de correspondances visuelles et sonores, souvent fulgurantes, faisant ainsi communiquer l'image d'une oreille à celle d'une bouche (filmées en gros plan), de même que la fonction d'un récepteur à celle d'un émetteur. Des correspondances également plus souterraines, telles celles qui relient les voix, dont on suppose est bombardé Fred, à l'organe "oreille" et le rôle essentiel que joue celui-ci, aussi bien pour Fred (il est saxophoniste dans un club de jazz et lorsqu'il part dans ses solos endiablés on veut bien croire que c'est pour réduire au silence les voix qu'il a dans la tête) que pour Pete (lui est mécanicien dans un garage et, en tant que "meilleures oreilles de la ville", aime régler les moteurs, autrement dit se concentrer sur d'autres "voix"). Par le choix des thèmes et des motifs, mais aussi la manière dont le film est construit, il se dégage de Lost Highway une indéniable musicalité, au point que la formule "fugue psychogène", abondamment citée pour qualifier le film, en fait inventée à des fins promotionnelles, doit peut-être s'entendre dans un sens justement musical: la fugue comme art du contrepoint, avec ses quatre voix que seraient les "couples" Fred/Pete et Renee/Alice, voire six si l'on y ajoute Mr Eddy et l'Homme Mystère.

(8) Rappelons que le "trou noir" ici traduit autant le meurtre de Renee que le black-out de Fred. Les deux plans où l'on voit d'abord Renee s'inquiéter de ne pas retrouver Fred dans la chambre ("Who are you?") puis ensuite Fred ressortir du couloir sont entrecoupés par l'image d'une ombre se déplaçant sur le mur de la salle de séjour avec les trois tableaux déjà aperçus, celui du milieu, où l'on devine les morceaux éparpillés d'un corps, signifiant le meurtre.

(9) Les esprits "rationalistes" m'opposeront – et ils auront raison – qu'il n'y a qu'un seul bruit, celui du store électrique, fonctionnant comme un "lever de rideau". Mais puisqu'on ne le voit pas, qu'on ne sait pas qui l'actionne (Fred semble seul) et surtout qu'on se trouve dans un film de Lynch, soyons suffisamment lynchien pour envisager l'hypothèse la moins rationnelle, quant à la source du bruit, qui soit à l'inverse la plus en accord avec le film, à travers ce qu'elle évoquerait aussi, en plus, par-delà le bruit d'un store: le rembobinage d'une vidéocassette, l'éclairage du visage de Fred, qui le fait ainsi sortir de l'ombre, annonçant (rétroactivement?) la seconde partie du film, et l'idée développée par la suite que cette seconde partie où Fred est Pete serait comme un "bardo". (cf. infra)

(10) Soit la deuxième partie, non pas précédant la première mais la répétant lors du second tour, sous une forme "torsionnée", dans l'esprit toujours de la bande de Möbius.

octobre 01, 2024

Megalopolis est-il camp ?


  Megalopolis de Francis Ford Coppola (2024).

  "O tempora, o mores".

A film mégalo, critique mégalo.

C'est quoi Megalopolis? Un péplum rétro-futuriste qui assimile, via l'image du déclin et de la chute, l'Amérique d'aujourd'hui à la Rome antique (qui n'était pas des plus romantique), image symbolisée par New York, rebaptisée pour l'occasion "New Rome", la ville nous rappelant aussi la Gotham City de Batman — ce qui n'a rien d'étonnant, Gotham étant le surnom de New York. A ce titre, il est tout aussi logique de voir le héros du film (Adam Driver, alias Cesar Catilina) demeurer dans l'attique du Chrysler Building, lieu mythique des super-héros (l'Empire State étant déjà occupé par King Kong). On pense ainsi au Surfeur d'argent (de la série des Quatre Fantastiques) survolant sur sa planche "supraluminique" le Chrysler Building, alors que Driver, au tout début du film (le pré-générique, esthétiquement ce que le film a de plus beau avec la DS noire de Coppola dans laquelle se déplace le héros), nous fait, lui, la démonstration de son super-pouvoir, celui qu'il a d'arrêter le temps ("Time, stop!"). On ajoutera, pour l'anecdote, que c'est Laurence Fishburne — acteur coppolien s'il en est — le commentateur du film (en même temps que le "driver" de Driver) est que c'était lui (il n'y a pas de hasard) la voix du Surfeur d'argent dans le film de Tim Story. Pour finir avec les super-héros, car ce n'est pas le sujet du film, juste une manière d'entrée dans un univers de fiction gouverné par le seul imaginaire, en l'occurrence celui de Francis Ford Coppola, fort des quarante ans de "gestation" qu'aura pris le projet... oui, eh bien, pour finir avec ce côté Marvel ou DC du film, on précisera que le super-pouvoir en question est lié à la découverte par le héros du Mégalon, un matériau de construction aux propriétés multiples autant que magiques (hypermalléable, il assure tous types de connexion, au grand dam de Dustin Hoffman, le "fixer" du film, qui ne jure que par le béton et l'acier, en plus de rendre "transparent", ce qui est un écho aux Gens de la pluie, un des premiers films, et des plus beaux, de Coppola). 

Parce qu'il est temps de le dire, Adam Driver tient ici le rôle d'un architecte de génie (donc torturé), idéaliste et visionnaire, qui rêve de la cité idéale, ce qui renvoie bien sûr à Gary Cooper dans le Rebelle (The Fountainhead) de King Vidor, d'après Ayn Rand, la papesse de l'objectivisme, proche en cela de la pensée libertarienne (1), sans en être le décalque non plus. Si Megalopolis évoque le Rebelle, c'est aussi parce qu'on y retrouve, à travers le personnage de Catilina, tout un esprit, on pourrait dire "rando-vidorien" (l'idée de conscience, de courage — la moxie — et du destin...), ainsi que des similitudes avec l'histoire que raconte le film de Vidor, concernant notamment les rapports entre Catilina, Cicero, le maire corrompu de New Rome qui est son ennemi intime (il rêve, lui, d'une ville-casino), et Julia, la fille du maire, amoureuse de Catilina, trio comparable (mais en plus superficiel) à celui que forment dans le Rebelle, Roark (Cooper), Wynand le patron de presse qui lui est hostile et son épouse Dominique (Patricia Neal) qui aime Roark... Reste que ce qui fait le plus "lien" (sans Mégalon) entre les deux films, c'est bien sûr le thème de l'architecture, soit la forme même de Megalopolis (j'y reviendrai, car c'est ce qu'il y a de plus déconcertant/sidérant dans le film), là où le parallèle entre la chute de l'empire américain (pour paraphraser Denys Arcand), et la chute de l'empire romain (pour paraphraser Anthony Mann), tient lieu de "discours", avec ce que cela implique chez Coppola d'édifiant, voire de pontifiant, rendant certains passages pour le moins pesants — en même temps, c'est ça un pensum, au sens premier du mot: le poids de laine que l'esclave devait filer chaque jour... étant entendu que la laine ici aurait à voir avec "l'étoffe dont sont faits les rêves", comme dit Prospero dans La Tempête de Shakespeare, et que reprend à son compte Cesar Catilina... Shakespeare qui d'une certaine façon encadre le film, Catilina ouvrant sa première intervention publique (la séquence sur les échafaudages) par l'incontournable "To be or not to be..." d'Hamlet, la suite du film, pour ce qui est des citations littéraires, allant d'Emerson ("L'humanité finira par mourir de sa propre civilisation", mais j'ai un doute sur l'auteur ou sur l'exactitude de la phrase) à Pétrarque ("L'amour est la grâce suprême de l'humanité" que je cite parce que c'est la seule de Pétrarque que je connaisse, mais rien ne dit qu'elle soit dans le film), en passant par Marc Aurèle ("Notre vie est ce qu'en font nos pensées", celle-là c'est sûr). Etant étendu, encore, qu'à ce niveau (celui du discours), le plus roboratif dans Megalopolis (donc le moins rébarbatif) est quand même ce qui touche directement à la correspondance Rome antique-Nouvelle Rome, non pas pour ce qu'elle a d'originale (Fellini en 1969 comparait déjà dans son Satyricon, qu'il considérait comme une "œuvre de science-fiction", le monde actuel à la Rome de Pétrone) (2), ni pour ce qu'il en est des fameuses Catilinaires dont Coppola se sert lorsque Cicero adresse son harangue à Catilina ("Jusqu'à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina?...), accusé comme son homologue romain de meurtre et de relation sexuelle avec une vestale (censément vierge), mais par ce qu'elle produit (par instants) de réjouissant (dans un ensemble passablement lugubre) via les personnages secondaires qu'interprètent Shia LaBeouf (alias Clodio Pulcher) et Aubrey Plaza (alias Wow Platinum), voire les (trop) rares scènes vraiment loufoques que s'autorise le film (Schwartzman jouant soudainement de la batterie — le plan dure trois secondes —, les apparitions de Kathryn Hunter, la vieille cracmol de Harry Potter, et bien sûr Jon Voight, l'oncle Crassus qu'on a dépossédé de sa banque et qui pour se venger, déguisé en Robin des Bois (c'est au moment des Saturnales), plante ses flèches dans le cul de LaBeouf, après avoir transpercé le cœur de la cupide Wow (Megalopolis, le test de Bechdel, il passe pas... lol).

Bon. Revenons à l'esthétique, la forme donc, qui, plus encore que l'aspect fumeux de son propos, est probablement ce que le film de Coppola offre de plus... hallucinant, disent les zélateurs, consternant, répondent les contempteurs... les deux mon capitaine, nous diront les autres. Ou alors, ni l'un ni l'autre... au sens où, sur ce plan, Megalopolis n'a rien de révolutionnaire, de la même façon qu'il ne relève pas du "jamais vu" comme l'affirment certains (à la mémoire peut-être défaillante, oui mais c'était à Cannes), parce que le Coppola s'inscrit, outre les autres films "mégalo" de l'auteur, dans une lignée de films justement déjà vus, à la structure sensiblement proche, je pense par exemple à Southland Tales de Richard Kelly et Cloud Atlas des Wachowski (et de Tyler), deux films qu'on avait d'ailleurs qualifiés à leur sortie de véritables "ofni" (objets filmiques non identifiés, bref du "jamais vu"), ceux-ci n'étant finalement pas si exceptionnels dans la production cinématographique (surtout si on remonte jusqu'à Gance). On y éprouve ce mélange d'ahurissement et d'interrogation qui fait qu'on passe une bonne partie du film à se demander ce que tout cela veut dire, à cette différence que dans le Coppola la puissance fictionnelle y est quand même très faible (comparée aux deux autres), ce qui rapproche le film du cinéma de Carax (en mieux toutefois, par rapport à Annette, gâché par son dualisme mortifère), pour ce qui est d'une certaine imagerie, très "années 80", renvoyant Megalopolis à toute une période de l'œuvre coppolienne, celle "post-apocalyptique" qui a vu le cinéaste se lancer dans d'incroyables défis (techniques), comme autant d'expérimentations, ainsi dans One from the Heart le recours au "tout-studio" et à ses décors grandeur nature, avec le risque que cela entraîne, celui de céder à la boursouflure, sinon l'esbroufe, mais que le génie visuel de l'artiste permettait de transcender (au contraire de ce qui se faisait en France au même moment avec Beineix et consorts)... Une époque qui est celle du projet "Megalopolis" et dont la concrétisation quarante ans plus tard a gardé les traces, de sorte que si Megalopolis émeut c'est en premier lieu par cet aspect. L'obstination de Coppola, non pas comme son héros (traité dans le film de "pervers obsessionnel compulsif") à vouloir révolutionner son art, mais simplement retrouver cette folie créatrice des années 80, qui le ruina (une fois de plus) mais lui permit aussi de concrétiser avec Tucker le plus beau de ses rêves (Tucker est probablement le film où l'habituel kitsch de Coppola se trouve le mieux intégré au projet formel), via le personnage dont on peut dire que le cinéaste n'avait jamais été aussi proche (et ne le sera plus jamais par la suite, avec aucun autre de ses personnages), faisant de Coppola le Tucker, ni plus ni moins, du cinéma.

Megalopolis est-il camp?

La structure! La structure! J'y arrive. Et pour cela, repassons par le kitsch. Et d'abord le baroque. Megalopolis relève-t-il du baroque? Oui, si l'on considère comme baroque tout film qui fait preuve d'un imaginaire florissant et/ou d'une certaine virtuosité stylistique, mais pas suffisamment, il me semble, si les formes relèvent, à l'image du Coppola, moins de la dépense que de l'accumulation, moins de la prolifération à l'infini (le fameux "pli" deleuzien, même si le mot "péplum" vient du drapé de la toge romaine) que de la sédimentation, moins de la métamorphose que de la cristallisation. Et que, pour parler de baroque, il faudrait que toutes ces figures antinomiques se combinent avec suffisamment de force pour que ce qui les oppose se trouve surmonté. Dans Megalopolis, ça accumule, ça sédimente, ça cristallise... mais ça ne va pas au-delà, la démesure n'est pas la transcendance. Alors que dans le Rebelle, oui, ça "baroquise" à mort (3). Cela dit, il se passe des choses dans le film de Coppola qui ne se limite pas aux oppositions faciles. C'est déjà le choix de l'architecture et de ce que cet art a de spécifique, en interagissant avec son milieu, mais surtout dans son rapport au temps, qui n'en fait pas qu'un art de l'espace. Si créer est déjà une façon d'arrêter le temps (comme le fait le héros grâce au Mégalon), l'architecture aurait, par elle-même, la faculté de le moduler (c'est dit dans le film, en d'autres termes), et c'est cette "modulation" que Coppola vise à traduire (conjointement à la musique du film signée Osvaldo Golijov) à travers toutes ces figures de style, parfaitement grossières, qu'il conjugue ad libitum (diront les "pour"), ad nauseam (diront les "contre"), peu importe, l'essentiel est que ce soit du latin. Sachant que la modulation, c'est ce qui définit le passage d'un niveau à un autre, comme dans le rêve finalement (du préconscient à l'inconscient et vice versa, encore du latin), qui fait de l'architecture (et de son prolongement, le cinéma) l'art structurellement le plus proche du rêve. D'où cette non-hiérarchisation des images dans le film, sur le plan esthétique, entre le franchement hideux (le show caritatif qui voit la chanteuse Grace VanderWaal en vestale, accompagnée de son ukulélé, descendre des cintres sur un croissant de lune, là on est dans le pur chromo, le mauvais goût assumé de la séquence n'étant pas sans rappeler David Lynch, le Lynch de Wild at Heart) et le super mastoc (les statues en mouvement, représentant l'une la Loi l'autre la Justice, qui s'effondrent et agonisent au sol — parce que "les statues meurent aussi"?), deux formes de kitsch, qui déplacent la sempiternelle question du bon et du mauvais goût sur un autre terrain, autrement plus fertile (même si c'est laid le plus souvent, mais on s'en fout) entre bon kitsch: les "moving statues" donc, le logement de Driver dans la flèche (en acier inoxydable!) du Chrysler Building (4), son œil blessé, réparé par le Mégalon, les vues finales de Megalopolis, entre Metropolis de Fritz Lang et la Vie future (Things to Come) de William Cameron Menzies... et mauvais kitsch: en fait toute la partie "spectacle" du film et last but not least, le dernier plan monstrueux avec le bébé...

Est-ce à dire que c'est parce qu'il y a suffisamment de "bon kitsch" dans Megalopolis que le film s'en trouve sauvé? Je rappellerai que si le film n'est pas la croûte que beaucoup dénoncent, c'est en premier lieu parce que ladite "croûte", présente à certains endroits (le mauvais kitsch), et dont on pourrait également qualifier l'opposition sans beaucoup de nuance entre Cicero et Catilina ou l'amour à la fin très gnangnan entre Catilina et Julia, est en partie réduite, à défaut d'être éliminée, par l'apport (volontairement grotesque, sans quoi le film serait d'un ennui mortel) que représentent, dans le premier cas, le personnage de Clodio (inspiré du vrai Clodius romain, un populiste opposé à Cicéron, qui s'était réellement déguisé en femme pour approcher l'épouse de Jules César) (5), et dans le second, le personnage négatif de Wow Platinum (fictif, lui, c'est le nom d'une poudre à embosser, autant dire qu'il fait "ressortir" le personnage), qui s'oppose à l'idéal amoureux (et franchement tartignole) auquel renvoie la première épouse (défunte) de Catilina et que prolongera la deuxième dans son rôle de maman. Clodio et Tatie Wow, non seulement permettent de dialectiser les rapports (entre idéalisme et cynisme, jeunesse et maturité), mais surtout offrent une image finalement plus conforme à ce que déploie le film. Qui ne se limite pas à celle d'un temps littéralement suspendu, tels les deux amants sur leur poutrelle, au-dessus du vide (l'image est celle du bon kitsch), mais d'un temps plus malléable, comme le Mégalon, plus plastique dirons-nous... (si on arrête le temps, c'est aussi pour pouvoir le relancer d'un claquement de doigts). Pourquoi cette image colle-t-elle avec l'esthétique vulgaire de Megalopolis? Difficile à dire. La réponse pourrait être dans la notion de camp. L'idéal du camp, qui n'est pas dans la beauté mais dans la stylisation, tel qu'on le trouve par exemple dans "les lampes aux abat-jour en mousseline", ainsi que l'écrivait Susan Sontag. Le camp qui dès lors serait plus que du "bon kitsch", parce que plus naturellement présent dans ce qui nous entoure. Et que "voir le côté camp dans les êtres et les choses, c'est se les représenter jouer un rôle", soit "l'image de la vie comme représentation théâtrale". Le camp qui célèbre le style équivoque (le personnage de Clodio est résolument camp, de même que l'exubérance de sa tante: "wow"!), faisant fi des jugements esthétiques (entre le bon et le mauvais, on l'a dit), parce que le camp représenterait une troisième forme de sensibilité créatrice, après celle de la grande culture, qui "se fonde solidement sur la morale", et celle de l'excès, qui anime souvent l'avant-garde et "tire avantage d'une perpétuelle tension entre l'esthétique et la morale". Alors que le camp (qui ne cherche pas l'harmonie, insistant au contraire sur l'impossibilité de s'en tenir à la notion ancienne de perfection) est "une expérience du monde vu sous l'angle (exclusif) de l'esthétique, exprimant ainsi "une victoire de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique (même si le pathos et un certain sentiment de cruauté y sont fréquemment retrouvés); qu'il est (le camp) le "dandysme du temps moderne", qui se moque du sérieux et prend la frivolité au sérieux, surtout qui goûte aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse, appréciant la vulgarité car pour lui finalement "le bon goût excède les limites du bon goût" ou pour le dire autrement "il existe un bon goût du choix des objets de mauvais goût" (toutes les citations sont de Sontag).

Mais encore. Parce que si le camp aime certains objets vieillots (vintage), "ce n'est pas simplement par goût de l'ancien, mais parce que le vieillissement procure le détachement nécessaire" qui permet à ces objets de prendre du relief, de même que "le temps libère l'œuvre d'art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité camp", ce qui fait qu'il "rétrécit le domaine de la banalité" ("ce qui fut banal peut, avec l'aide du temps, devenir fantastique"). Toujours Sontag. Ce rôle du temps dans la sensibilité camp — pensons à Youth Without Youth avec ses roses — ne serait-il pas ce qui "marque" le plus (au sens d'une empreinte) Megalopolis, avec ses roses également (sans oublier la lumière mordorée du film), et lui confère toute sa "grandeur" (la mégalo est là)?... malgré tout, ajouterons-nous. Il se pourrait que tout ceci témoigne chez Coppola d'une sorte de "retour du refoulé", remonté qu'il serait, à la surface et s'y étalant complaisamment (no limit), ou encore qu'il y aurait là la manifestation (postmoderne) du processus de création (le couple créer-détruire), révélant ce que Ehrenzweig, dans son essai sur la psychologie de l'imagination artistique, appelait "l'ordre caché de l'art" (6). Peut-être. Mais en dernier ressort, si le film finit par toucher, c'est bien, en ce qui me concerne, par son côté camp et, soyons précis, le camp dans son rapport au temps. Que c'est justement parce qu'il a été conçu il y a quarante ans et n'a été réalisé qu'aujourd'hui (on pense à l'Angélica d'Oliveira), sans les transformations importantes qu'imposait "logiquement" un tel décalage, donnant au film le style camp d'un objet vintage, que Megalopolis emporte le morceau.

(1) l'homme en tant qu'être héroïque avec comme objectif moral son propre bonheur, ce que Rand, émigrée russe allergique au communisme, appelle "l'égoïsme rationnel", lequel à l'en croire n'était compatible, socialement parlant, qu'avec le "laissez-faire capitaliste".

(2) "Il y a des analogies déconcertantes entre la société romaine avant l'arrivée définitive du christianisme, cynique, impassible, corrompue et effrénée, et la société d'aujourd'hui, dont les traits ressortent de façon moins nette parce que plus problématique, plus confuse... Si l'œuvre de Pétrone est la description réaliste, sanguinaire, savoureuse des coutumes, des caractères et des milieux d'alors, le film que nous voulons librement en tirer pourrait être une fresque dans le genre fantastique, une satire allégorique puissante et synthétique de notre monde actuel." (Federico Fellini, 1968)

(3) Si l'on suit Luc Moullet qui, dans son livre sur le Rebelle (éd. Yellow Now, 2009), décrit le film de King Vidor comme "un film malin, savant, glacé, hyperpro, mais aussi un film abrupt, brutal, cinglant, condensé, convulsif, déchiqueté, déjanté, délirant, discrépant, érotique, étourdissant, fascinant, frénétique, grossier, haché, hystérique, mal poli, romantique, surréel, torride, trépidant (c'est classé par ordre alphabétique). Un objet barbare, un météorite. (...) l'une des plus sublimes créations du génie humain." Ce que sera peut-être la cité utopique de Cesar Catilina — une fois construite, après que le satellite soviétique, dont la présence dans le scénario semble relever du résidu, est tombé sur New Rome — mais que le film de Coppola, lui, n'est pas, même si certains qualificatifs choisis par Moullet s'appliquent parfaitement au film et que, dans le cas du Rebelle, le critique exagère, comme à son habitude.

(4) L'insistance sur les fenêtres triangulaires qui composent la flèche du Chrysler Building, de même que ce plan où l'on voit Adam Driver devant sa table à dessin, avec équerre et compas, ou encore cet autre plan où il porte un gros maillet lumineux, sans parler de l'importance de l'œil dans le film, symbole de la connaissance, confèrent à Megalopolis une dimension maçonnique. Il ne peut s'agir de coïncidences. Coppola s'en est-il expliqué?

(5) A ce propos, le fait que le personnage incarné par Driver se nomme Cesar Catilina (et pas seulement Catilina) crée une ambiguïté quant à sa caractérisation, expliquant d'ailleurs l'inversion des rôles entre Cicero et Catilina dans la mesure où si le Cicero du film se révèle être le conservateur (bien plus que le grand rhétoricien que l'Histoire a retenu), qui plus est, corrompu jusqu'à la moelle, c'est qu'il a en face de lui autant le César révolutionnaire que le Catilina conjurateur qui veut prendre le pouvoir pour mettre fin à la dette.

(6) "Il faut dissocier un ordre de surface et un ordre caché, ou encore, selon les termes de Jean-François Lyotard qui préface l'édition française, s'avancer "par-delà la représentation". Tout ce qui ne satisfait pas aux principes qui commandent l'ordre de surface (celui de la "bonne forme" ou système préconscient de Freud) est "refoulé" et enregistré en une perception profonde, non articulée: c'est cet ordre caché, où l'on voit à tort un chaos, que l'art tente, dans un double mouvement, de rejoindre, puis d'élaborer et de figurer." (quatrième de couverture du livre d'Anton Ehrenzweig)

juillet 30, 2024

Côté jardin


  The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2023).

  L'art et la manière.

C'est que le cinéaste juge ce qu'il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.
Jacques Rivette

Et d'abord, une question (il y en aura d'autres, celle-ci est purement rhétorique): pourquoi le film de Glazer se présente-t-il comme une adaptation (très libre) du roman de Martin Amis, dont il reprend le titre, alors qu'il s'inspire (très largement) du roman d'Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant, paru en 2020? A la différence, toutefois, que si dans le livre d'Amis, Rudolf Höss, le commandant du camp, et sa femme Hedwig sont renommés Paul et Hannah Doll (et Auschwitz, "Kat Zet"), dans celui de Stoltz, les Höss servent plutôt de "modèles", pour ce qui est notamment de leur jardin, au couple fictif que sont les Nebel ("Brouillard" en allemand), vivant, non pas comme leurs modèles dans une maison attenante au camp, mais à quelques kilomètres de là — où exactement? on ne sait pas, en tout cas qui ne sort pas de la "zone d'intérêt". Dans le camp, Hans Nebel n'est qu'un Untersturmführer chargé de comptabiliser les décès (et de trafiquer les fiches quant aux causes réelles de ces décès), pendant qu'à la maison l'épouse reproduit à l'identique le style de vie — mondaine — de Frau Höss.

Chez Stoltz, il y a la volonté, par cette mise à distance, de maintenir un "espace" entre la réalité que fut Auschwitz et toute fiction qui s'en ferait l'écho. Chez Glazer pas d'écho, c'est le son du camp que recrée le cinéaste, tel qu'on devait l'entendre de ce côté-ci du mur, des bruits sélectionnés, retravaillés pour qu'ils ne prennent pas, par leur tonitruance, un caractère obscène (c'est le même sound designer que pour Under the Skin), sans pour autant perdre de leur réalisme (le vrombissement continu des crématoires, formant comme un tapis sonore que déchirent régulièrement le bruit des trains, l'aboiement des chiens, les cris, les pleurs, les coups de feu...), mais que ne veut pas entendre, comme elle ne veut pas voir, ne veut pas savoir, Hedwig Höss (Sandra Hüller), la "Reine d'Auschwitz", qui vit confortablement avec ses enfants, "à côté" — côté jardin —, indifférente à cette symphonie de l'horreur que son mari, et plus généralement les siens, les nazis, "exécutent" de l'autre côté du mur, côté cour (et dont ils ne parlent pas jamais, même à mots couverts), considérant le cas particulier de Rudolf Höss (interprété par Christian Friedel, vu dans le Ruban blanc d'Haneke et Un héros ordinaire d'Hirschbiegel où il incarnait Elser, l'ouvrier qui avait tenté d'assassiner Hitler!), qui, lui, passe indifféremment d'un côté à l'autre — au début du film, on le voit entrer dans le camp, majestueusement, à cheval, et à la fin de la première partie, en sortir en cachette par un tunnel qui semble relier les deux côtés, en tout cas fait communiquer un bunker du camp à la cave de la villa). Avec cette question, née justement du fait que la maison des Höss est contiguë à la machine de mort: où se situe, dans The Zone of Interest, l'écart indispensable que toute œuvre, surtout de fiction, se doit de respecter par rapport à une réalité (la Shoah) longtemps décrétée comme non représentable, dans la mesure où elle touche à l'horreur absolue, suivant une logique qu'on pourrait qualifier de déductive (ce qui est impossible à imaginer est impossible à exprimer est impossible à représenter). Ecart d'autant plus difficile à apprécier qu'il s'est progressivement réduit avec le temps, et qu'aujourd'hui, sur le plan éthique, il est devenu pour l'artiste autant un devoir, sur lequel il ne saurait transiger, qu'un gage de "bonne conscience", vis-à-vis de ceux qui, sur cette question, restent des plus vigilants. Car c'est une réalité: les temps ont changé et l'interdit lanzmannien, quant à la figuration de la Shoah, s'est quand même resserré, comme tout interdit. Par le fait déjà qu'il existe des images d'Auschwitz (devenu par métonymie symbole de la Shoah), de celles déjà connues, filmées par les Allemands, mais aussi de celles qui ont été exhumées, faisant écho à ce que répondait Godard à Lanzmann (comme quoi s'il existait des images des chambres à gaz il faudrait les montrer), telles les quatre photographies prises clandestinement par un Sonderkommando, ces "images malgré tout" dont parlait Didi-Huberman (et qu'évoquait László Nemes dans son film, le très discutable Fils de Saul, bizarrement défendu, et par Lanzmann, et par Didi-Huberman). Mais encore, parce que cette question de la non-représentation de l'horreur dans les camps (à ne pas confondre avec celle de son esthétisation, telle que l'ont posée Rivette et Daney) s'inscrit dans un débat essentiellement français qui ne peut que perdre de sa pertinence à mesure que sortent, contre Lanzmann pourrait-on dire, des films non français qui représentent la Shoah (pensons à The Grey Zone, ce film très confidentiel de Tim Blake Nelson sur les Sonderkommando, quinze ans avant Nemes et jamais distribué en France), la question se déplaçant de "l'impossible représentation" à la "représentation oui, mais" (dans le film de Nelson, la représentation s'arrêtait aux portes de la chambre à gaz), délaissant la notion de vérité, propre au documentaire (via le recueil face caméra de "vrais" témoignages, exemplairement Shoah — même si l'indicible, c'est aussi "l'intémoignable" et que le seul vrai témoignage serait, suivant Primo Levi et Giorgio Agamben, celui du "musulman", justement parce qu'il ne peut témoigner) pour celle moins tyrannique de véracité, au sens de ce qui est conforme à la réalité, ce que peut se permettre la fiction, incluant récit et représentation, quel que soit le sujet, même tabou, dès l'instant que l'auteur ne cherche à aucun moment à tromper le spectateur (par quelques artifices et autres effets pour le coup condamnables — "abjects", aurait dit Rivette), s'attachant non pas à "faire vrai" (l'obscénité est là) mais, puisqu'il s'agit de fiction, à "mentir vrai" et que les erreurs qu'il pourrait commettre, inévitables à ce niveau, n'entachent pas la sincérité de sa démarche. C'est à l'aune du mentir-vrai et de ces deux critères que sont la véracité et la sincérité, qu'il faut interroger The Zone of Interest et l'écart créé entre la réalité de la Shoah et sa représentation, indépendamment du point de vue adopté, ici celui du nazi.

Le film est un dispositif comme les affectionne Glazer, questionnant d'emblée la place du spectateur. A ce titre, on peut trouver étrange le besoin du cinéaste d'imposer, au début du film, ce noir de plus de trois minutes, pendant que se déploie une musique très liturgique (à la Penderecki), signée Mica Levi, et qu'on perçoit, à peine audible, un bruit d'écoulement (une salle de douches?), que remplacent progressivement des chants d'oiseaux. On arguera que Glazer suggère là que le film laissera hors champ l'intérieur du camp pour nous montrer uniquement ce qui se passe au-dehors (la zone dite d'intérêt) et, pour commencer — premier plan du film —, un cadre bucolique, style "partie de campagne", dans lequel on découvre au bord de la rivière, par une belle journée d'été, la famille Höss et leurs amis. Assurément. Mais pourquoi nous annoncer ainsi avec insistance, à travers ce noir, ce à quoi on va être confronté pendant les cent et quelques minutes restantes? Pourquoi, sinon assigner d'autorité au spectateur la place qu'il devra occuper; je veux dire: lui signifier que ce qui va suivre respecte bien le dogme de l'irreprésentable. Parce que certains, peut-être, pourraient ne pas en être convaincus, avant même que le film commence, sachant de quoi il retourne, et qu'il serait bon alors de les rassurer? Et que si, à la fin, il plane toujours un doute, eh bien, rassurons-les une seconde fois avec une installation à haute valeur morale: ce regard-caméra, fulgurant, qui "raccorde" Rudolf Höss (le génocidaire) au présent, via le musée d'Auschwitz et son mémorial... Etant entendu que si, dans ce plan, Höss — alors pris de spasmes (des haut-le-cœur?) mais incapable de vomir (le mal qu'il porte en lui?) — fixe une source lumineuse qui se révèle être l'œilleton d'une porte, en l'occurrence celle de la chambre à gaz du musée que des femmes viennent nettoyer, le mouvement est évidemment inverse, que c'est Höss qui est regardé et non lui qui regarde, que c'est l'Histoire qui, à travers ce plan, est en train de le juger. Il n'est pas question de contester la force d'un tel finale, mais simplement de s'étonner que Glazer se sente obligé d'encadrer son film, au début, par ce qui s'apparente à un avertissement et, à la fin, par un hommage aux victimes. Comme si le fait de filmer la Shoah du point de vue des nazis risquait d'être mal interprété, pire: qu'il ne pouvait en être autrement, qu'il y avait là une ambiguïté, quant à la place accordée aux bourreaux, sinon un vrai danger, celui de se voir accusé de prendre prétexte de l'interdiction de filmer l'horreur pour s'intéresser à des figures qui ne le méritent pas... A tort ou à raison, en tous les cas qui justifierait que Glazer prenne les devants, conscient du risque à nous livrer son dispositif tel quel, sans garde-fous. Alors que la vérité pour l'artiste consiste justement, à défaut de rendre visible l'horreur (à l'ère du tout-image qui en a rétréci considérablement le champ), à faire entendre l'inouï (qui reste à définir)... de sorte que le spectateur fasse par lui-même, en pénétrant directement dans cette "zone d'intérêt" bis qu'est le dispositif du film, l'épreuve de l'œuvre qui lui est adressée. Et donc, sans qu'il y ait besoin de l'accompagner (via une ouverture et un finale)... mais sous réserve que l'écart, dont je parle au début, y soit perçu avec l'acuité nécessaire (ce qui ne veut pas dire de façon spectaculaire), qui trans-figure le dispositif et permette à celui-ci de ne pas s'encombrer de compléments et autres précautions d'usage. Bref, de se suffire à lui-même.

Cet écart, c'est donc au niveau du dispositif (et de ses avatars) qu'il faut le chercher. Avec cette première difficulté qu'ici le dispositif repose sur la juxtaposition des deux espaces que représentent d'un côté l'horreur, que subissent les victimes "hors champ", et de l'autre le bien-être, que connaissent certains de leurs bourreaux, filmé, lui, "plein champ" (à l'aide de grandes focales et sous différents angles lorsqu'on se trouve à l'intérieur de la maison, constituant à ce niveau une sorte de sous-dispositif "loftien" — à la Big brother, donc de type totalitaire —, que renforcent les déambulations du braque allemand, collant aux basques des personnages). D'où un premier écueil: il n'y a pas de "véritable" hors-champ dans The Zone of Interest, si on considère le "hors-champ" dans son acception spirituelle, sinon mystique, ainsi que l'a décrit Deleuze, qui va au-delà de sa dimension spatiale; une spiritualité qui, dans le cadre de la Shoah, demeure la clé de voûte de toute représentation. Or: 1) en privilégiant les plans larges, Glazer élargit "monstrueusement" son cadre (jusqu'à déformer, difformer, par instants, les corps situés à la périphérie), concentrant ainsi toutes les composantes de son dispositif à l'intérieur même du cadre, ce qui tend à réduire le hors-champ à son seul aspect fonctionnel: l'espace non vu autour du cadre; 2) en mettant régulièrement en avant la totalité du dispositif, via ces plans généraux où apparaissent à la fois la propriété des Höss et, au fond, le camp d'extermination, Glazer matérialise un "arrière-plan", auquel se résument pour le coup le camp et l'horreur qui lui est associée; 3) quant au hors-champ que les sons suggèrent par ailleurs, il s'agit là encore d'un hors-champ fonctionnel puisque témoignant simplement de ce qu'on entend sans pouvoir le voir, là où l'idée d'inouï, qui relève également du spirituel — chercher à comprendre une réalité à laquelle vous n'avez jamais été confronté —, n'est qu'effleurée (par exemple avec la mère d'Hedwig). Cette "largeur" démesurée, kubrickienne, du plan, couplée à la matérialisation d'un "arrière-plan", fait du dispositif une scène certes impressionnante, mais trop irréelle, trop manifestement conceptuelle, avec son "côté Tati", pour que les sons venant du camp aient suffisamment d'impact, autre que physique (= saisissant), qui permettent de transcender l'ensemble. Avec quand même cette question (encore une): en quoi remplacer l'image (et le son) par le son (sans l'image) se révèle-t-il plus respectueux de la Shoah dans la mesure où l'on demeure encore et toujours dans la figuration de l'horreur? A la manière de Nemes, quand il recourt à l'immersion et au sensoriel, Glazer, en réduisant Auschwitz intramuros à son espace sonore, auquel il donne du coup plus de relief, ne fait que contourner l'interdit davantage qu'il ne lui obéit, témoignant d'une stratégie (pour figurer malgré tout) et non d'un véritable questionnement sur ce que devrait être le "hors-champ" dans un cas aussi particulier qu'Auschwitz.
Oui mais... le fait que Glazer ait dans son film réduit aussi à la portion congrue ce qu'on appelle la "zone grise", expression forgée par Primo Levi pour qualifier les rapports ambivalents qui pouvaient exister entre nazis et déportés — ainsi, dans le roman d'Amis, du personnage de Szmul, le chef du Sonderkommando —, place non seulement les époux Höss au cœur du récit, mais surtout crée une véritable distorsion dans le dispositif, étant donné que ceux-ci occupent dès lors tout le devant de la scène, le drame juif, loin d'être suggéré par la puissance d'un hors-champ, se trouvant pour ainsi dire "relégué au second plan". Je conçois qu'une telle distorsion ait été insupportable pour beaucoup. Et c'est peut-être, finalement, ce qui a poussé Glazer à encadrer son film, l'ouverture au noir et le raccord avec le présent conférant au film la part de spiritualité que le dispositif échouait à transmettre. Je dis "peut-être" car il y a encore une autre hypothèse. Si le hors-champ dans The Zone of Interest n'est pas celui auquel on pouvait s'attendre, si l'absence de "zone grise" évidente témoigne chez Glazer d'un refus de tout rapport dialectique entre bourreaux et victimes, inhumain et humain, le mal et le bien, justifiant le recours au "négatif" pour illustrer les sorties nocturnes de la petite Polonaise... si le film donc ne fait appel ni au hors-champ (excepté l'ouverture) ni à la dialectique (excepté le finale), c'est que le dispositif conçu par Glazer pourrait avoir une autre fonction.

Il est temps de s'interroger sur le rôle que joue le mur dans ce dispositif. D'emblée, pour le spectateur, il marque la séparation entre un dedans (le camp) et un dehors (la maison Höss). Ou l'inverse, si on se place du point de vue de l'épouse. Mais, à bien regarder, il témoigne surtout de l'effrayante proximité qui existait entre, on l'a vu, d'un côté — non visible — une sorte de "shéol" terrifiant (cf. ce plan hallucinant où l'on voit Höss filmé en contre-plongée, tel un Moloch au-dessus de ce qui pourrait être un gigantesque brasier), et de l'autre — bien visible — un semblant de paradis. Une trop grande proximité, de sorte que le mur apparaît, à l'image du reste, comme une pure construction mentale, un élément parmi d'autres du dispositif. Il ne sépare rien, il est constitutif du plan général qui enclôt du même côté la maison, le jardin et le camp. La "scène" évoquée plus haut — le monde des Höss sur fond d'extermination — ne serait dès lors qu'un trompe-l'œil. Nulle profondeur, tout serait sur le même plan, bi-dimensionnel, expliquant l'absence véritable de hors-champ comme de zone grise. Abscisse et ordonnée. L'horizontalité (extensive) du cadre, à l'image du jardin qu'on parcourt latéralement; la verticalité (fixe) du mirador et de la cheminée du crématoire d'où s'échappe une fumée noire, évoquant un conclave sans fin, qui se prolongerait à l'infini. L'image même du rêve hitlérien, celui d'une Grande Allemagne s'étendant à l'Est, prête à régner mille ans. Cette représentation est celle du couple formé par Höss et sa femme. Si, dans la première partie, avant le départ de Rudolf Höss pour Oranienburg, le dispositif apparaît des plus solide, bien arrimé, c'est qu'il s'appuie sur la vision à deux que les Höss ont de leur destin, de cet "espace vital" qu'idéalise Hedwig, en accord avec l'idée d'un Reich millénaire. Espace synonyme de pureté, que celle-ci soit géographique (les vastes plaines de Silésie) ou ethnique (le pur aryen, à défaut: l'autre rééduqué), d'où cette forclusion chez les Höss, définitivement coupés de la réalité: lui, enfermé dans son rôle de "directeur d'usine", tout entier concentré sur sa tâche, soucieux avant tout de performance et de rentabilité (cf. l'entretien au début du film avec les représentants de Topf und Söhne pour l'installation des nouveaux crématoires, plus adaptés aux crimes de masse); elle, enfermée dans son ambition crasse de réussite sociale, jouissant de son statut et profitant sans scrupule du malheur des Juifs (cf. les vêtements des déportés qu'on lui rapporte du Kanada — entrepôt où étaient stockés leurs effets personnels — s'accaparant ainsi un manteau de vison, les domestiques, des détenues juives, en réalité des Témoins de Jéhovah?, se partageant du vieux linge pour enfants). Signe de la forclusion, le fait que dans le film ne soit jamais évoquée, ou alors vaguement suggérée, l'odeur pestilentielle qui régnait à Auschwitz et se propageait sur des kilomètres (dans le roman de Stoltz, c'est dont se plaint régulièrement l'épouse). Non pas que l'odeur ne pénétrait pas dans la propriété mais que, chez les Höss, la forclusion est telle qu'elle rend l'odeur "acceptable" (pour peu qu'on y adjoint quelques notes agréables: une touche de parfum français, plus que les roses dont on ne sait pas si elles étaient odorantes, 1). S'il doit entrer quelque chose du camp, ce ne peut être que par effraction, par ce qu'on y a déversé, directement, à l'extérieur, là des ossements humains dans la rivière, risquant de contaminer les enfants en train de se baigner (délirante scène de "décontamination" comme s'ils avaient été irradiés), là des seaux remplis de cendres dans les fossés alentour, qui servent d'engrais au jardinier, autant de scènes symbolisant, mais sous forme de restes, cette zone grise que le film n'illustre pas de façon précise, sinon par suggestion (la séquence de la serre où Hedwig et le jardinier fument leur cigarette, écho à la scène de sexe, elle aussi suggérée, entre Rudolf et la déportée).
Dans la seconde partie, Rudolf Höss parti à Berlin (pour superviser l'ensemble des camps de concentration), le dispositif perd de sa solidité. Encore faut-il distinguer, à ce stade du récit, deux aspects du dispositif, suivant qu'il correspond à Höss ou à sa femme, tant la distance entre les deux semble s'être creusée, qui ne se limite plus aux seuls lits séparés. Rudolf Höss, dorénavant loin d'Auschwitz, est confronté à une double réalité: celle de la défaite qui se profile (nous sommes début 44, l'Armée rouge ne se contente plus de résister, elle avance) et celle de la "Solution finale" qu'il faut non seulement poursuivre mais accélérer à un rythme encore plus démentiel (l'extermination des 400 000 Juifs hongrois, justifiant le retour de Höss à Auschwitz); de son côté, Hedwig Höss, restée seule avec ses enfants (pour ne pas perdre le statut acquis), donne l'impression de s'effacer, l'indifférence du début, à l'égard des Juifs, se transformant en pur détachement, vis-à-vis de tout, comme si elle prenait conscience non pas de l'horreur d'Auschwitz, dont elle n'a pas plus cure qu'avant, mais que son rêve d'une Grande Allemagne n'était qu'utopie, peut-être même folie, et qu'il ne se réalisera jamais. Ainsi le dispositif devient-il vacillant, moins tangible, s'ouvrant davantage au faux contrechamp que représente la figure juive, ici la fillette qui dépose la nuit des pommes aux abords du camp, au début en écho avec le conte de Grimm, Hansel et Gretel, que lit Höss à ses filles (et la symbolique pour le moins douteuse du "corps brûlé" — dans le conte, celui de la sorcière — qui hante lourdement le film), et qui là, passant du négatif au positif, du noir et blanc à la couleur, de l'obscurité à la lumière (pour ceux qui n'auraient pas compris) — se révèle être aussi la pianiste qui joue Rayon de soleil, la chanson que Joseph Wulf, un historien juif allemand, survivant de la Shoah, avait écrite à Auschwitz (2)... De sorte encore que le sous-dispositif orwellien qui caractérisait la maison finit par se rétracter, en accord avec la morosité aigre de l'épouse. Je m'appuie sur la façon dont elle répond à son mari quand celui-ci lui annonce au téléphone son retour — quand bien même ce serait la nuit et qu'il l'a réveillée —, comme si c'était trop tard, que quelque chose s'était brisé, définitivement, sans qu'on sache précisément quoi, en tout cas de suffisamment fort pour donner cette impression chez elle d'une "désidéalisation". D'autant qu'on ne saura jamais ce qu'elle savait exactement des chambres à gaz et des fours crématoires. S'il est peu probable qu'elle soit restée jusqu'au bout dans l'explication "hygiéniste" comme quoi on brûlait les corps des déportés morts de maladies infectieuses, notamment du typhus (assimilé à une maladie juive dans la doxa nazie — au moment où se passe le film, régnait à Auschwitz une épidémie de typhus), qu'en est-il pour les chambres à gaz? Lorsque Rudolf Höss, au téléphone, évoque de façon allusive (sous forme de blague) le futur gazage à plus grande échelle encore (les Juifs hongrois) qu'il va devoir diriger, que comprend-elle de son côté? Une réalité qu'elle percevait de façon plus ou moins déformée, qu'elle refusait de "voir" ou dont elle s'accommodait sans états d'âme, s'inquiétant simplement, maintenant, que tout cela pourrait mal finir?

Il en ressort que le dispositif, à la fin, expose au grand jour ce qui a traversé le film tout du long: le monstre dans son effroyable "normalité" (lui, le bourreau, dans le rôle du bon père de famille mais aussi du "manager", avec des objectifs à atteindre, quels qu'ils soient; elle, sa complice, dans le rôle de la "maîtresse de maison", dirigeant son petit monde tel un général, avec un standing à préserver, coûte que coûte). Ce qui nous renvoie à l'incontournable "banalité du mal" dont parlait Hannah Arendt, formule souvent mal comprise, pour signifier le mal absolu commis par des gens ordinaires. Sous réserve toutefois que cette normalité par laquelle on pourrait s'identifier, eh bien, on ne le peut pas, vu que cela supposerait de comprendre ces hommes (et ces femmes) qui ont participé (activement mais aussi passivement) au génocide. Et comprendre des gens dont la normalité est inséparable de leur monstruosité (normalité pour le coup anormale), c'est radicalement impossible. La place du spectateur, évoquée en préambule, se situe précisément là: dans le dispositif bi-dimensionnel, sans profondeur, du film, cohérent avec l'image du nazi, tel qu'il nous est présenté, individu parfaitement ordinaire, sinon médiocre; cohérent également, par sa planéité et le travail sur les sons — c'est le côté "art contemporain" du dispositif — avec l'idée réductrice (heideggérienne?) qu'Auschwitz serait aussi, via sa dimension industrielle et toute la technicité que nécessitait son fonctionnement, le symbole même de la modernité.
Et l'écart, me direz-vous? Si on se place de ce côté-ci, en l'occurrence celui du mal, l'écart se situerait entre monstruosité et normalité, et sur ce plan, on peut dire que The Zone of Interest est un film réellement fascinant, tant Glazer s'attache à entremêler le normal et le monstrueux, réduisant l'écart à presque rien, tout en se gardant de l'annuler, interdisant — et c'était bien là le défi du film — que le spectateur puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un instant, aux personnages, à travers leur "apparente" normalité. En revanche, si on se place de l'autre côté, celui du banal, l'écart se situerait plutôt entre la "banalité du mal", incarnée, donc, par tous ces nazis qui de près ou de loin ont contribué à la "Solution finale", et l'horreur que celle-ci atteignit, à un niveau proprement inouï... et là, le résultat est loin d'être convaincant. D'abord parce que cela suppose de réintroduire la question du "hors-champ" et qu'on se retrouve dès lors avec deux types de hors-champ non co-habitables: le hors-champ traditionnel, pourrait-on dire, concernant la Shoah, témoin de ce qu'on ne peut représenter — l'infigurable, je n'y reviens pas —, et le hors-champ du nazi, au sens de ce qu'il ne voit pas, se refuse à voir, finit par ne plus voir... l'horreur qu'il a lui-même créée (tous ces corps réifiés qui peuplaient Auschwitz). Comparer les deux hors-champs serait comme comparer l'impensable auquel renvoie la Shoah et "l'impensable" quant à la possibilité que cela ait pu exister, que des hommes aient pu commettre de telles atrocités. Impossible donc. Ensuite, parce que cela force, d'une certaine manière, à rééquilibrer le tableau, qui ne se contente plus d'un fond sonore et de quelques objets signifiants, mais, au contraire, qui soit capable, figurativement parlant, de se "mesurer" à ce que le film et son dispositif mettent en scène du côté nazi. Une sorte de contrechamp (à l'horreur nazie) qui vise à figurer l'Autre (il était temps diront certains) et qui prend ici la forme d'une allégorie, opposant le poétique au prosaïque, le rêve d'une petite Polonaise (qu'on suppose juive) pleine d'empathie vs. un conte de fées (Grimm) raconté à de jolies blondinettes avant qu'elles s'endorment... Mais dont l'irréalité (la caméra infrarouge), ajoutée aux hyperboles que sont l'ouverture et le finale (le hors-champ et le "vrai" contrechamp qu'offre en dernière instance le "judas" de la chambre à gaz), marque moins une opposition qu'une contradiction par rapport aux enjeux du film. Pour le dire autrement: si le contrechamp à la figure du nazi ne concerne évidemment pas ses actes (puisque ceux-ci relèvent du hors-champ), il ne concerne pas non plus son côté "ordinaire", vu qu'à ce niveau, il n'y a rien à opposer. La mièvrerie qui se dégage des séquences en négatif rend l'écart entre la "banalité du mal" et "le mal en soi" (qui n'a rien de banal), franchement inopérant dans la mesure où face à cette banalité du mal (Rudolf Höss en gentil papa) les séquences n'opposent, par leur joliesse, qu'une sorte de "banalité" du bien. Deux banalités qui ne peuvent que "banaliser" l'ensemble. C'est la limite du film, le piège dans lequel l'auteur, en "ouvrant" son dispositif, était condamné à tomber. Parce que le film n'œuvrant que d'un seul côté, vouloir y inscrire quelque humanité (en plus sous une forme allégorique) — de celle qui pouvait encore exister au sein de la zone d'intérêt — ne saurait apporter un quelconque contrechamp, seulement un contrepoint, plutôt bienpensant, à la figure du mal, prise dans sa triste banalité. Des pommes au lieu des roses...

C'est là le paradoxe de The Zone of Interest qui rend le film à ce point sidérant. C'est dans sa partie la plus ingrate, dérangeante, anguleuse (le dispositif = Auschwitz vu du seul côté nazi) qu'il est le plus cohérent, le plus pertinent. A l'inverse, lorsque Glazer s'oblige à arrondir les angles, pour rendre son film, disons plus confortable sur le plan éthique, via cette ouverture terriblement pompeuse, ce finale tout aussi éloquent et ce "contrepoint" maniéré, censé créer de l'altérité, la "zone d'intérêt", qu'est le film à la base, perd non pas de son intérêt (gardons-nous des jeux de mots faciles), mais de sa puissance figurative — qui demeure, quoi qu'on en dise, l'élément essentiel d'une œuvre, si on la considère du point de vue purement esthétique (au sens empirique du mot), exempte de toute idéologie.

(1) "— Elle provient de l'une des serres du Lagerkommandant.
Il s'est ensuite avancé vers moi. Alors, j'ai pris la rose et j'ai fermé les yeux, puis j'ai respiré profondément: elle ne sentait rien." (Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant)

(2) Pour les scènes tournées en caméra thermique, Glazer s'est-il souvenu du film de Tarkovski, l'Enfance d'Ivan, où l'on voit, lors d'un des rêves-souvenirs d'Ivan, celui-ci et la fillette qui l'accompagne ensemble dans un camion rempli de pommes, avec le paysage qui défile en négatif?

Complément: un extrait de la postface du roman d'Anton Stoltz:

(...) Tout ou presque dans ce récit lacunaire est trompeur.
Jamais un mot n'est dit sur les chambres à gaz, sur les Juifs et les Tsiganes du camp qui y sont quotidiennement assassinés, sur le système d'extermination de masse. Ce que relate Anna Nebel nous en apprend pourtant suffisamment, ses omissions étant souvent révélatrices, sur ce monde fondé sur la terreur et le secret, dont Auschwitz est le plus parfait symbole. Les psychanalystes parleraient de "bloc d'inconscient".
Il n'y a pas de fleurs en Enfer. A quelques kilomètres, on mène une vie bucolique, presque virgilienne, au milieu de fermes, d'écuries, de jardins individuels... Il y a là pour assurer l'intendance des femmes de chambre, des ouvriers, également des jardiniers... On engage des Juifs pour tenir la maison, aussi des fondamentalistes ("Bibelforscher") pour leur docilité, parce qu'ils ne volent ni ne fuient. De fait, la normalité de ce monde est si triomphante qu'on se prend à croire qu'il existe aussi une normalité monstrueuse. Pendant que dans l'enceinte du camp la mort est à l'œuvre, la "comédie" à cours dans l'univers domestique de Frau Nebel, dans ce monde protégé. Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l'intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l'intérieur comme à l'extérieur du camp constitue l'envers et l'endroit d'une même entreprise de dissimulation de la vérité. Ici, on se plaint des odeurs; là-bas, on brûle des corps. Comment le peuple allemand a-t-il pu se laisser contaminer à ce point par une idéologie criminelle et s'aveugler sur ses prétendues "vertus"? Cette dizaine de mois passés par le couple Nebel — représentation quasi archétypale du couple nazi — à Auschwitz, alors que la situation militaire sur le front de l'Est est déjà difficile pour le IIIe Reich, montre l'emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, "muets", "sourds", "aveugles" et "amnésiques", furent trop souvent les complices des bourreaux.